« Il faut une Europe de la santé, on ne va pas recommencer cette comédie de la concurrence des décès »

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Publié le 2 mai 2020
Par Laurent Lefort
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Ancien ministre de la Santé et des Affaires étrangères, médecin de formation, Bernard Kouchner est sans conteste l’une des personnalités les mieux placées pour analyser les différentes aspérités de la crise du Covid-19.

La crise est-elle bien gérée en France sur le plan sanitaire ?

Globalement oui, mais nous étions mal préparés. Viendra sûrement le temps des critiques et elles seront nombreuses. Pour l’heure, battons-nous contre le virus et ne polémiquons pas. Les Français ont trop volontiers la critique facile. Et ne séparons pas le plan sanitaire du plan politique. Les deux niveaux d’alerte sont évidemment mêlés dans une crise de cette ampleur. Que les conseils et injonctions soient donnés par les personnels sanitaires, c’est-à-dire médicaux et de recherche, n’empêche pas qu’à ce niveau, c’est la politique qui décide. Et ce sera encore plus vrai pour le déconfinement. Quoi qu’il en soit, l’intervention journalière du Directeur général de la santé, Jérôme Salomon, est utile, par sa clarté et sa précision. Il livre les informations médicales exactes au moment où elles sont connues. L’information sanitaire et médicale est bien menée. Les Français sont au courant de presque tout. Les explications d’Edouard Philippe et d’Olivier Véran, un peu longues, furent aussi bienvenues. Un mot encore, sur ce que l’on nomme la « mondialisation » dont certains dont je suis tentèrent de faire comprendre depuis vingt ans l’inéluctabilité et les dangers. Les Français ont tendance à se croire plus malins que les autres et à négliger le reste du monde.

En quoi les Français sont « au courant de « presque » tout » ?

Le « presque », c’est l’absence de certitude sur la contamination, sur le mécanisme immunitaire, sur l’apparition des anticorps, la durée de cette couverture immunologique… A ce propos, nous sommes tous dans une semi-ignorance. Mais cessons les polémiques inutiles et les affirmations péremptoires. OEuvrons d’abord pour la fin de cette pandémie. Nous jugerons plus tard des résultats comparatifs avec les autres pays. Bien sûr, cela n’empêchera pas les querelles oiseuses, les confrontations d’école et quelques nuisibles oppositions de personnes. C’est toujours comme c¸a en démocratie.

Avec un peu de recul, qu’aurait-on pu mieux faire ?

Il est très difficile d’évaluer une crise mondiale à ses débuts. Surtout inédite ! D’autant que la mémoire des dernières épidémies avait disparu dans notre pays : H1N1, SARS, Ebola, Chikungunya, Zika, etc. En France, nous ne sommes certainement pas les champions de la prévention. La santé publique fut très longtemps le parent pauvre des études et des hiérarchies médicales.

Enfin, devenus les marqueurs populaires essentiels de l’épidémie, les masques d’abord et les tests biologiques ensuite manquaient cruellement. Leur rareté en a renforcé l’absence jusqu’à en faire le marqueur des carences gouvernementales. On ne sait d’ailleurs toujours pas pourquoi ils étaient introuvables ! Mauvaise gestion des stocks, consignes contradictoires, coûts excessifs, rumeurs de trafi c, vols, on a tout entendu sur les masques et il faudra évidemment porter ces contentieux vers les tribunaux. Aprè s la crise. La pandémie n’est pas terminée, mais ce dont je suis d’ores et déjà certain, c’est qu’il faudra mieux contrôler les fausses informations. Nous avons reçu trop d’affi rmations contradictoires ; le public ne s’y retrouve pas. Il faut aussi se méfi er des concurrences des chaînes d’information dont les certitudes péremptoires et fugaces entraînent souvent une anxiété excessive. On fera également mieux la prochaine fois en respectant davantage les procédures scientifiques. Sans en être complètement prisonniers bien sûr. En son temps, j’ai créé l’Agence de sécurité des produits de santé. Il faut l’actualiser et la questionner en permanence ; il faut qu’elle soit un véritable bouclier pour nous et à l’échelle européenne maintenant.

Arrêtons-nous sur l’aspect scientifique. L’opinion publique s’est montreìe pour le moins pressante sur l’hydroxychloroquine…

Ce débat complètement anarchique sur l’hydroxychloroquine a beaucoup nui à la crédibilité de la parole scientifique. La décision du Conseil scientifique présidé par Jean-François Delfraissy de réserver l’hydroxychloroquine au traitement des cas graves eìtait une bonne décision en attendant les conclusions de l’essai clinique Discovery. Mais pourquoi craindre de confier aux reìanimateurs et aux spécialistes responsables des malades ces choix thérapeutiques ? Pourquoi s’appuyer sur des deìcisions collectives dans ce cas-là ? N’est-ce pas un procédé archaïque ? Et doit-on faire voter le patient qui est en réanimation et tout le service pour savoir si on lui administre de l’hydroxychloroquine ? C’est assez ridicule. A un moment, on a frôlé l’inertie administrative. Quant à la pétition que Philippe Douste-Blazy a invité à signer pour assouplir les possibilités de prescription de la molécule, je ne l’approuve pas. Ces oppositions du corps médical aggravent la confusion. Attendons encore quelques jours et des décisions concernant les thérapeutiques du Covid-19 seront prises.

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Quelles seront les erreurs aÌ ne pas commettre lors du déconfinement ?

La première erreur serait de vouloir aller trop vite. Hâtonsnous lentement. Conservons les gestes « barrière ». Commençons par les enfants, avec précaution. Région, nombre, rotation, aménagement des salles… Entraîner une confusion sur les tests serait l’autre erreur. Je ne comprends pas bien ce que disent Olivier Véran ou le Premier ministre sur ces tests, ni sur le nombre de ces derniers ! Nous n’avons jamais fait l’éclairage sur les masques et sommes restés dans la contradiction. Nous considérions que cette « culture » du masque était infondée et nous voilà décidant de porter un masque obligatoire dans tous nos futurs déplacements. L’Allemagne avait des tests sérologiques. Pourquoi pas nous ? Le budget de la santé y est pratiquement le même qu’en France ! Décidément, la santeì publique a des progreÌs aÌ faire dans notre pays. Il ne suffit pas de parler en algorithmes. Cette eìpideìmie exige deux grandes orientations pour la santeì de demain : plus de moyens et une médecine plus humaine.

On lui a reproché d’avoir gaspillé l’argent public lors de l’épidémie de grippe A (H1N1), mais au fond, Roselyne Bachelot a eu raison, non ?

Sur le moment, cela n’a pas été bien compris : « Comment, il faut payer autant ? » Mais oui, il faut payer. Si l’épidémie avait continué, nous aurions eìteì contents de les avoir ces vaccins. C’est donc elle qui avait raison. Mais n’oublions pas qu’elle était pharmacienne et pas médecin ce qui, hélas, entraîne parfois des incompréhensions.

Des termes militaires sont volontiers employés contre le Covid-19. La médecine d’urgence, vous savez ce que c’est… Ce que nous vivons actuellement est-il comparable à une guerre ?

C’est une facilité de langage : nous ne sommes pas en guerre. Nous sommes à une étape précise du début de la mondialisation à laquelle nous n’étions pas préparés… Notre défense rapprochée demeure l’Union européenne. Ne l’oublions pas, commençons à penser « collectif ». Nous ne sommes plus les plus malins de la terre. Et n’abandonnons pas l’Afrique. J’ai proposé que chaque pays de l’Union européenne prépare, pour commencer, un hôpital mobile pour chacun des pays africains. Nous venons d’apprendre que les Russes construisent eux aussi un hôpital très vite. C’est donc qu’ils sont également sérieusement atteints. La mondialisation impose une démarche européenne, une modification des traités pour construire une « Santé européenne ».

Justement, quel regard portez-vous sur « la transparence » toute relative de la Chine ?

Ce sont nos partenaires, on doit leur faire confiance. Je me méfie bien sûr, un peu par système, des chiffres des Chinois qui ont déjà été corrigés une fois. Ministre de la Santé, j’ai beaucoup milité, aux côtés d’Alain Mérieux, pour la construction de ce laboratoire P4 de Wuhan selon les techniques françaises. Et j’ai lu d’immenses bêtises infondeìes, pluto.t des romans policiers que des enque.tes de journalistes sérieux. Mais j’admire en me.me temps la rapiditeì avec laquelle les autoriteìs ont reìagi et les reìsultats de cette bataille livreìe autour de Wuhan, tant sur la rapidité du déconfinement que sur les chiffres des décès. Nous devons nous conduire comme des partenaires loyaux et cesser de dénigrer les Chinois, d’inventer des fables absurdes et des attaques terroristes imaginaires. Surtout, je souhaite une enquête internationale sur ce qui s’est passé autour du laboratoire P4 de Wuhan. Je ne veux pas d’enquête policière, je veux une enquête scientifique. S’il s’avère que c’est à partir d’une faute ou d’un incident que le coronavirus a éventuellement fuité, c’est important que nous le sachions car nous avons contribué à l’élaboration de cette structure. Tant sur le plan des disciplines scientifiques que de la sécurité.

A quand une véritable Europe de la santé ?

Elle est balbutiante. Il existe une Europe de la recherche avec des budgets orchestrés par Bruxelles, mais il n’y a pas d’Europe de la santé. J’ai été trois fois ministre de la Santeì et depuis trente ans je pousse en faveur d’une Europe de la santé. On dit que les systèmes ne sont pas les mêmes et que la sécuriteì sociale n’existe pas partout… Ça suffit ! Bien sûr qu’il faut une Europe de la santé, on ne va pas recommencer cette espèce de comédie de la concurrence des décès et de la recherche des masques, des matières premières et des réactifs. Il faut au moins que les pays démocratiques fassent l’effort d’avoir une attitude, une prévention et une préparation communes. L’Europe de la santé est une nécessité première évidente et rapide ; elle ne doit pas être mise en place dans des années et des années apreÌs de multiples réunions, comme d’habitude avec l’Europe. Les services de sécurité, on dit d’intelligence, soupçonnent chaque pays de vouloir voler les secrets des autres Etats membres. Comme si le coronavirus avait des visées politiques ! Changement écologique et santé publique mondiale doivent marcher ensemble. Et si on trouve vite un vaccin, il faudra le partager entre tous les pays, comme nous le fîmes pour les antirétroviraux contre le sida après un célèbre procès en Afrique du Sud. Le premier projet apreÌs l’épidémie doit être un projet politique, l’Europe de la santé, une étape vers une Organisation mondiale de la santé modernisée, c’est-à-dire active et pas seulement cantonnée dans un rôle de conseil. Sinon, nous serons confrontés aux mêmes effets lors de la prochaine pandémie. Enfin, c’est un voeu pieux pour le moment. Et des intérêts économiques énormes sont en cause.

Vous l’avez évoqué rapidement. Pouvez-vous nous livrer un état des lieux pour l’Afrique ?

Pour l’Afrique, qui me tient singulièrement à coeur, je ne souhaite pas que l’on attende trop pour intervenir. Certes, les chiffres de la contagion ne sont pas trop alarmants mais n’attendons pas. Je vous le répète, je suis pour que tous les pays européens préparent et envoient le plus rapidement possible un hôpital mobile ou deux (suivant l’importance du pays) et qu’on n’abandonne pas les Africains. Les hôpitaux mobiles seraient la première étape d’une éventuelle collaboration sur le long terme et qui pourrait être coordonnée par la nouvelle OMS. Cette coopération est nécessaire. Si vraiment ce coronavirus atteint l’Afrique, on s’achemine vers une véritable catastrophe. Ces pays n’ont pas les moyens financiers de se défendre, ils n’ont pas l’appareil de soins, pas la recherche… Préparons cet envoi qui peut être militaire ou pas, c¸a n’a pas d’importance. Je préférerais que ce ne soit pas militaire, que cela ne soit pas pris comme une nouvelle expédition coloniale mais il faut montrer que nous sommes là, que nous sommes aux côtés de l’Afrique.

Au cours des conférences-débats « Pharmacien demain : docteur ou vendeur ? » organisées par Le Moniteur des pharmacies, vous évoquez la difficulté qu’ont meìdecins et pharmaciens à travailler ensemble. Cette crise n’est-elle pas la démonstration que, quand il le faut, les soignants laissent entrevoir la possibilité d’une collaboration ?

Effectivement, les semaines qui viennent de se dérouler ont permis de redécouvrir le rôle des pharmaciens, mais mon projet va bien plus loin. J’ai toujours voulu des années de formation communes, une, deux ou trois entre médecins et pharmaciens. Ce sont eux qui travailleront ensemble, partageront les gestes de soins, qui construiront la médecine de demain, la médecine généraliste en particulier. Si on ne veut pas que ce soit Google qui remplace les médecins généralistes, il faut dès maintenant que les pharmaciens et les médecins se mettent ensemble pour bâtir une coordination, une symbiose beaucoup plus importante. On en a besoin. Je ne consideÌre pas les pharmaciens comme de simples vendeurs, bien au contraire. Mais qu’est-ce que le pharmacien fait de sa science au comptoir ? Pas grand-chose. Pourquoi infliget-on encore aux futurs médecins et pharmaciens de vieilles matières qui ne servent à rien alors qu’on ne les fait pas travailler ensemble ? Médecins sans frontières et Pharmaciens sans frontières ont longtemps travaillé ensemble. Prenons exemple sur eux.

Ne faudra-t-il pas reìformer le systeÌme de santeì en profondeur ?

Bien sûr. Je reviens sur ce que je disais à l’instant. On distribue de plus en plus de gestes et d’actions aux pharmaciens, le rôle des généralistes doit donc évoluer. Regardez, les déserts médicaux sont équipés par les Gafa avant même que le professionnel de santé ait trouvé un local pour s’installer. Dans cette aventure du coronavirus, nous avons bien vu qu’on négligeait trop les pharmaciens et les médecins geìneìralistes. Lesquels n’avaient même pas de masques au début de la crise. De qui se moque-t-on ? On est de plus en plus guidé par les algorithmes dans nos systèmes de soins, mais s’occuper des Ehpad, ce n’est pas de l’informatique. Que la médecine reste humaine ! Méfions-nous de la dictature des algorithmes.