Cessions de pharmacies : un marché à deux vitesses

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Cessions de pharmacies : un marché à deux vitesses

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Publié le 30 mai 2025
Par Oriane Raffin
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Interview croisé avec Jérôme Capon (directeur du réseau Interfimo) et Louis Maertens (expert-comptable, Cabinet FCC & CGP) : le marché des cessions de pharmacies en pleine mutation – fracture entre grandes officines et petites structures, enjeux de valorisation et perspectives à l’horizon 2025.

Quel bilan tirez-vous du marché de la cession de pharmacies en 2024 ?

J. C. : Le nombre de transactions affiche une baisse de 10 % par rapport à 2023. Une évolution à nuancer, compte tenu du contexte politique, géopolitique et fiscal particulièrement morose, ainsi que d’une inflation toujours élevée. L’année 2023 ayant constitué un exercice exceptionnel, nous estimons que le marché demeure globalement dynamique, avec un volume de ventes supérieur à la moyenne des dix dernières années. En revanche, la ligne de fracture entre deux segments d’officines continue de se creuser : d’un côté, les pharmacies de grande taille, qui conservent une forte attractivité ; de l’autre, les structures plus modestes (moins de 1,5 million d’euros de chiffre d’affaires), dont le marché est nettement ralenti. Parallèlement, une tendance s’affirme : le recours croissant à l’achat de parts sociales, au détriment des fonds de commerce, sous l’impulsion d’acquéreurs de plus en plus tournés vers l’exercice en groupe.

L. M. : Nous ne constatons pas, à ce jour, de ralentissement marqué de l’activité de cession. Ce maintien s’explique principalement par une dynamique générationnelle : la vague de départs à la retraite des titulaires alimente un mouvement de renouvellement, porté par une jeune génération de pharmaciens prête à reprendre le flambeau. Ce facteur démographique continue de soutenir le marché. Dans le même temps, la fermeture croissante des petites officines, notamment celles dont le chiffre d’affaires est inférieur à 1,5 million d’euros s’accélère. Face à ce type de dossier, la question d’une reprise n’est plus automatique. Le premier réflexe est désormais de regarder ce qu’il se passe autour : les confrères et consœurs évaluent si la trajectoire économique locale ne rendrait pas plus pertinente une fermeture, accompagnée d’une indemnisation. Cette logique de recomposition est particulièrement marquée, en ce début d’année, dans le Nord, où le maillage officinal est extrêmement dense – parfois davantage encore qu’à Paris. Mais elle tend à présent à s’étendre à l’ensemble du territoire.

Comment la rentabilité des pharmacies a-t-elle évolué ?

J. C. : Si les marges restent relativement stables, l’augmentation des charges fixes et des frais de personnel entraîne une érosion progressive de la rentabilité. Or celle-ci conditionne à la fois la rémunération du titulaire et le remboursement des emprunts. Les prix de cession ont certes reculé mais à un rythme inférieur à celui de la rentabilité réelle des officines. Résultat ? Les banques, conscientes du risque accru de défaut de remboursement, exigent désormais des apports personnels plus élevés de la part des repreneurs. Recalibrer les prix de cession sur la rentabilité effective des officines devient une condition essentielle pour retrouver un marché plus lisible et plus fluide. L’enjeu est majeur, tant les écarts de valorisation restent importants d’un profil d’officine à l’autre.

L. M. : Nos données montrent que l’excédent brut d’exploitation (EBE) accuse cette année une baisse moyenne de 10 000 €. Or, une diminution de rentabilité implique mécaniquement une valorisation plus faible de l’officine. Pourtant, la forte demande sur les pharmacies à chiffre d’affaires important continue de tirer les prix de cession vers le haut. J’alerte régulièrement mes clients : lorsqu’on paie un prix au-delà de la valeur réelle — ce que je qualifie de « surprix » —, il faut impérativement renforcer l’apport personnel. Car avec un EBE en recul, la capacité d’endettement diminue. Pour une pharmacie à 2 millions d’euros de chiffre d’affaires par exemple, on mobilisait 100 000 € d’apport il y a 15 ans. Aujourd’hui, il faut compter au minimum entre 400 000 et 500 000 €.

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Quels indicateurs comptent vraiment pour évaluer la valeur d’une pharmacie ?

J. C. : La marge et l’EBE doivent primer dans l’analyse économique d’une officine. S’appuyer sur un multiple du chiffre d’affaires n’a plus de pertinence, car cette approche ne prend pas en compte le poids croissant des médicaments onéreux, dont la montée en puissance bouleverse les équilibres économiques. Le modèle officinal a profondément évolué. En raisonnant à partir de la marge et de la rentabilité réelle, on neutralise justement l’effet « biaisé » de ces produits.

L. M. : Le chiffre d’affaires a perdu sa valeur analytique : il ne permet plus de refléter la réalité économique de l’officine. L’EBE constitue désormais l’indicateur de référence. Il traduit une logique de rentabilité et de marge, exprimée en valeur absolue. C’est cet indicateur qui importe, car il offre une base solide pour appréhender les équilibres économiques de la structure.

Quelles sont les perspectives pour 2025 ?

J. C. : Au premier trimestre 2025, le volume de transactions reste soutenu, porté par des taux d’intérêt stables. Les acquéreurs continuent de cibler les officines de grande taille. La tendance au regroupement se maintient, signe d’une volonté de sécuriser la rentabilité et de se donner les capacités d’opérer les transformations nécessaires pour élargir l’offre de services, optimiser l’organisation ou envisager des mutualisations.

Cette évolution consacre l’émergence d’un modèle à deux vitesses : les pharmacies à fort potentiel d’un côté, les structures plus modestes et isolées de l’autre. Une telle polarisation contribue à fragiliser progressivement le maillage territorial, en particulier dans les zones à faible densité. À terme, la question de l’accès équitable aux soins risque de se poser.

L. M. : Les fermetures et les opérations de regroupement vont certainement s’intensifier en 2025, avec pour corollaire un affaiblissement progressif du maillage territorial. En parallèle, les officines dites « pépites », très convoitées en raison de leur rentabilité et de leur localisation stratégique, gagneront encore en attractivité, entraînant des valorisations de plus en plus élevées. Certes, le contexte international, marqué par une forte incertitude, peut freiner certaines velléités d’installation. Toutefois, les opérations menées avec prudence, discernement et rigueur aboutissent dans de bonnes conditions. Les pharmaciens continuent à s’installer, et les projets trouvent leur équilibre.

Prix de cessions en fonction du multiple de l’EBE

C’est un indicateur qui donne une vision plus globale du marché, et donc un référentiel fréquemment utilisé.

Selon Interfimo, la dispersion des prix est importante avec 60 % des transactions comprises entre

5,1 et 8,8 fois l’EBE contre 4,6 et 7,9 fois l’EBE en 2023. Le taux le plus bas (5,5) correspond aux petites officines.

Pour CGP, le multiplicateur d’EBE retraité (c’est-à-dire après déduction de la rémunération du titulaire) s’établit à 7,10 fois en 2024, contre 7,28 fois en 2023.