Que la violence vole en éclats !

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Publié le 20 avril 2024
Par Christelle Pangrazzi
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Depuis cinq ans, les agressions explosent dans les officines. Si la réponse répressive promet d’être plus sévère, d’autres solutions sont aussi envisagées afin d’apprendre à réagir autrement face à de tels comportements.

 

Il y a quelques jours, au comptoir de cette pharmacie du sud-est de la France, le patient voit rouge. Il se met à hurler puis jette des boîtes de médicaments au sol, avant de partir. Estomaquée, la pharmacienne met du temps… à prendre conscience de ce revirement soudain. Motif du coup de chaud ? Des questions de la titulaire concernant le traitement dudit patient. Lequel disposait de trois ordonnances différentes, les posologies indiquées n’étant jamais les mêmes. La pharmacienne ne faisait « que » s’inquiéter pour son patient et voulait être sûre de lui éviter un mésusage ou des effets secondaires. Bref, elle faisait (bien) son métier. « La situation a beau être banale, la consœur est encore sous le choc. A force d’agressions verbales répétées, de vols, de bousculades, voire de coups, les pharmaciens commencent à ne plus pouvoir gérer. Je connais de jeunes confrères qui sont en burn-out », note Cyril Colombani, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO) des Alpes-Maritimes.

 

Officiellement, en 2023, l’Ordre des pharmaciens a enregistré 475 agressions, soit 30 % de plus que l’année précédente. Dans les faits, ce chiffre est très en deçà de la réalité. « Les pharmaciens portent peu plainte et n’avaient jusqu’ici pas tendance à rapporter ces actes à leur autorité de tutelle : ce n’est pas dans leur ADN », note Yorick Berger, secrétaire général du Syndicat des pharmaciens de Paris. Autres freins : la peur des représailles, l’absence d’informations précises sur l’agresseur en cas de vol, le manque de temps. Plus de la moitié des agressions sont verbales ou physiques. « Elles sont majoritairement causées par des refus de dispensation, que cela soit lié aux pénuries ou à des ordonnances identifiées comme non conformes. Ces phénomènes ne sont pas nouveaux, mais l’augmentation des déclarations nous permet d’avoir une meilleure vision des réalités du terrain », détaille Gildas Bernier, référent sécurité à l’Ordre des pharmaciens. Une hausse des vols visant à se procurer de l’argent, des produits pharmaceutiques comme des stupéfiants ou parapharmaceutiques a aussi été enregistrée cette dernière année. Dans un contexte social très difficile, les pharmaciens sont en première ligne. « La profession incarne une forme d’autorité et de pouvoir économique parfois mal perçu par un certain type de patientèle. L’accessibilité aux soins et aux médicaments s’est complexifiée : des médicaments chers, mais non remboursés sont parfois prescrits, les usagers confrontés à des difficultés croissantes d’accès aux soins ne sont pas toujours en mesure de les payer et font face à un sentiment d’impuissance. Les personnes en première ligne, telles que les pharmaciens, sont alors les réceptacles de leur contestation qui peut malheureusement s’avérer parfois violente », note Déborah Ridel, autrice de plusieurs études sur les violences dans le secteur de la santé et chercheuse à l’Ecole des hautes études en santé publique.

Le Covid-19 a frappé

 

Pour beaucoup de pharmaciens, il y a un avant et un après-Covid-19. « Nous étions au comptoir pour opérer les tests, délivrer masques et médicaments au compte-gouttes, puis vacciner. Nous avons sans doute minimisé le sentiment de défiance naissant à ce moment-là, propagé par les discours antivax et antipass », analyse Cyril Colombani. Depuis maintenant deux ans, le problème de pénuries a aggravé le sentiment général de frustration et… les agressions. Lors des émeutes des mois de juin et juillet derniers, les pharmacies – avec les tabacs et certains supermarchés – ont fait partie des commerces parmi les plus ciblés par des actes de vandalisme. « A Montargis (Loiret) ou à Montataire (Oise), nous avons assisté à un carnage », note Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF).

 

Les territoires d’outre-mer ne sont pas épargnés. A Mayotte, depuis février 2023, la moitié des officines ont été attaquées. En proie à de nombreuses agressions verbales et physiques, les pharmaciens vivent dans l’insécurité permanente. Le 9 avril dernier, Hélène Tarcy-Cétout, pharmacienne à Saint-Laurent-du-Maroni (Guyane), a succombé à ses blessures quelques heures après une agression à l’arme blanche. « Ce décès nous a tous bouleversés. Désormais, nous ne pouvons plus exercer sans penser aux menaces possibles. Or le sens de notre métier est d’être au plus près de la patientèle pour accompagner, servir et être utile », souligne Pierre-Olivier Variot.

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Face à ce sentiment d’insécurité, beaucoup de pharmaciens ont déjà fait installer des systèmes de vidéosurveillance. Certains sortent les produits des boîtes du rayon parapharmacie. D’autres en viennent à prendre des vigiles ou à servir derrière des vitres. « Dans le Sud de la France, des officines sont en proie à des vols de produits de parapharmacie à répétition, qui excèdent 40 000 €. Ils sont commis par les mêmes individus, qui, une fois arrêtés, sont libérés dans les heures qui suivent leur garde à vue. Les solutions ne peuvent pas venir uniquement des officines. La justice doit suivre », s’agace Cyril Colombani. Interviewée par TF1, le 10 avril dernier, à la suite de la publication du bilan de l’Ordre sur la sécurité, Catherine Vautrin, ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités, disait espérer des condamnations très fermes pour les auteurs. Le message a de fortes chances de passer. Déposée en janvier 2024, une proposition de loi a été adoptée en première lecture pour renforcer les peines prévues pour des agressions commises contre les soignants. Ainsi, en cas d’incapacité de travail (ITT) de plus de huit jours d’un personnel, l’agresseur risquera jusqu’à cinq ans de prison et 75 000 € d’amende. Toute insulte contre un professionnel de santé sera punie d’une amende maximale de 7 500 €. « A l’hôpital, en cabinet ou dans les officines, les faits rapportés sont de plus en plus nombreux et de plus en plus graves. Il faut enrayer rapidement ce sentiment d’impunité en faisant comprendre que s’attaquer à un soignant en exercice revient à s’attaquer symboliquement à l’Etat », note le député Horizon Philippe Pradal, à l’origine de cette proposition de loi.

 

Pour faciliter le dépôt de plainte, acte « indispensable », selon les syndicats USPO et FSPF, le texte ouvre aussi la possibilité à l’employeur d’un professionnel de santé ou d’un autre membre du personnel de se rendre au commissariat à la place de la victime, avec son accord écrit. « La plainte a des vertus dissuasives. Quand un pharmacien se rend au commissariat cela se sait. L’information tourne. Les peines infligées aux auteurs d’agressions même verbales ou de vols sont connues. Elles peuvent éviter la récidive ou empêcher d’autres passages à l’acte », note Kathleen Taieb, avocate de pharmaciens agressés.

La parole se libère enfin

 

Trop souvent silencieux sur le sujet de leurs agressions, les pharmaciens commencent tout juste à les déclarer sur le site de l’Ordre. « A notre niveau, nous enregistrons de plus en plus d’appels : 450 en 2023 contre 350 en 2022. La parole est salvatrice. Elle ne résout pas tout mais elle permet a minima de décharger un stress aigu et parfois d’envisager le problème sous un autre angle », explique Isabelle Nicolleau. Cette pharmacienne des Pays de la Loire est présidente, depuis trois ans, de l’association Aide et dispositif d’orientation des pharmaciens (Adop), fondée en 2015 par des pharmaciens ordinaux de Rhône-Alpes. 7 j/7 à ses côtés, une équipe de bénévoles formés auprès de psychiatres, d’addictologues, d’avocats répond, via une plateforme téléphonique, aux angoisses des confrères. Ils peuvent ensuite, selon les cas, être orientés vers les professionnels les plus aptes à les suivre comme des psychologues et des avocats. Convaincue des bénéfices de la communication non-violente, elle milite aujourd’hui pour que ses homologues bénéficient de telles formations. « Apprendre à gérer calmement, face à un patient agressif, cela peut parfois sauver la situation », dit-elle.

 

Le 18 juin prochain, un manuel de 80 pages élaboré par la préfecture de police et validé par le conseil régional de l’Ordre et les syndicats sera distribué aux pharmaciens. « Il vise à délivrer des conseils pour assurer la sécurité des officines. Le même jour, nous organisons à la Maison des pharmaciens [13, rue Ballu à Paris, NdlR] une formation dispensée par la police. L’objectif est d’apprendre aux pharmaciens à réagir face aux agressions verbales ou physiques. Quels mots employer face à l’usager de santé ? Qui appeler ? Et comprendre le parcours après un dépôt de plainte. Nous partirons de situations concrètes pour proposer des réponses claires et leur permettre de les mettre en pratique », explique Yorick Berger. L’Ordre de son côté souhaite aussi développer le volet prévention. « Nous étudions la possibilité de mettre en œuvre une formation qualifiante permettant d’acquérir les bonnes pratiques, les bons réflexes pour désamorcer une situation tendue avant que l’escalade ne se produise », expose Gildas Bernier.

           

Quand le vol vire au cauchemar

Il est 14 heures, ce mercredi 14 février 2024, quand Souad, 37 ans, titulaire à Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), entend une collaboratrice hurler. « J’ai vu ma collègue se débattre avec deux hommes qui tenaient un sac rempli de produits de parapharmacie. » Malgré l’intervention de Souad, ils ont réussi à s’enfuir. « Je n’ai pas réfléchi. J’ai couru derrière eux. L’un d’eux m’attendait dans la rue en haut d’un escalier, il m’a donné un coup, je suis tombée sur le dos contre les marches. » Immobilisée, Souad est incapable de se relever. « Une autre collègue, enceinte, a vu la scène, elle a fait une fausse couche. » Arrivée à l’hôpital, le diagnostic est lourd : une vertèbre cassée et quatre autres comprimant la moelle épinière, ce qui provoque une sténose. L’opération va durer cinq heures. Souad commence tout juste à pouvoir se redresser avec un déambulateur. Elle sera handicapée à vie. Sa fille de 6 ans et son mari sont, eux aussi, suivis psychologiquement.

Avant cet épisode dramatique, Souad et son associée avaient été cambriolées cinq fois en trois ans, toujours de nuit. Les voleurs cherchaient des stupéfiants. Lors du dernier casse, en août 2023, le serveur informatique avait même été dérobé. « Notre avocat estime le préjudice à 30 000 €. » Traumatisée, Souad ne souhaite pas reprendre le travail dans sa pharmacie. 48 heures après leur interpellation, ses agresseurs ont été remis en liberté sous bracelet électronique. Leur procès se tiendra en juin.

À retenir

– Le nombre d’agressions de pharmaciens et de pharmaciennes est en constante augmentation (+ 30 % en un an).

– Longtemps taiseux sur le sujet, les officinaux osent se reconnaître victimes : ils déclarent de plus en plus les agressions à l’Ordre et appellent l’association Adop (0800 736 959) pour se confier.

– Déposée en janvier 2024, une proposition de loi visant à renforcer les peines encourues pour des agressions commises contre les soignants a été adoptée en première lecture.

– Dans le même temps, d’autres solutions sont envisagées comme le développement de formations consacrées à la communication non-violente.

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