La pharmacie n’est plus un sanctuaire face aux logiques financières

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La pharmacie n’est plus un sanctuaire face aux logiques financières

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Publié le 28 juillet 2025 | modifié le 29 juillet 2025
Par Christelle Pangrazzi
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La montée en puissance des acteurs financiers dans l’offre de soins inquiète. Le dernier rapport conjoint de l’Igas et de l’IGF tire la sonnette d’alarme : entre concentration rampante, endettement croissant et risques systémiques, même l’officine n’échappe plus à cette dynamique.

Longtemps épargnées par cette vague, les pharmacies d’officine voient leur paysage capitalistique se transformer. Selon le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et de l’Inspection générale des finances (IGF) publié en juillet 2025, les officines « amorcent leur mouvement de regroupement, financé conjointement par des fonds de capital-investissement et des fonds de dette ».

Les inspecteurs identifient deux types de montages : d’une part, des participations dans des groupements de pharmacies qui jouent le rôle de prestataires de services, sans lien capitalistique direct ; d’autre part, des montages financiers plus sophistiqués via des obligations convertibles en actions (OCA), souscrites auprès de sociétés d’exercice libéral (SEL) de pharmaciens.

Ces OCA affichent des taux d’intérêt compris entre 7 et 10 %, largement supérieurs aux standards bancaires (4 à 6 %). Cette prime de risque élevée reflète l’effet de levier financier recherché dans un secteur où la dépense publique solvabilise 80,1 % de la consommation de soins et de biens médicaux.

Le pharmacien, dernier rempart de l’indépendance ?

À l’instar de la biologie médicale ou de la radiologie, le secteur officinal voit naître des tensions autour de la gouvernance. Les structures de financement décrites par le rapport Igas-IGF impliquent souvent des holdings détentrices de droits économiques – via des actions de préférence – dans les SEL. Résultat : les pharmaciens conservent certes les droits de vote, mais perdent la main sur les flux financiers.

Les rapporteurs alertent sur cette zone grise : « Le réglage du juste niveau des droits de gouvernance des minoritaires, permettant de protéger économiquement leur investissement sans porter atteinte à l’indépendance médicale des praticiens, constitue un point délicat. » Pour les officinaux, cette indépendance suppose aussi de pouvoir résister aux logiques de rentabilité à court terme, potentiellement contraires aux objectifs de santé publique.

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Une dette sectorielle désormais préoccupante

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : entre 2020 et 2024, plus de 4 milliards d’euros ont été injectés en fonds propres dans les structures de soins par des fonds de capital-investissement. Parallèlement, l’endettement s’envole. En 2023, le taux d’endettement brut du secteur santé atteint 138 %, contre 88 % en moyenne pour l’ensemble de l’économie française.

Ce basculement, historiquement inédit, préoccupe les auteurs : « Le niveau d’endettement atteint, aujourd’hui inquiétant, pourrait devenir critique en cas de tarissement des apports en fonds propres. »

Les officines, déjà fragilisées par la baisse des volumes remboursés et les tensions sur les remises commerciales, se trouvent prises dans cette spirale : besoins croissants de financement, coût d’entrée prohibitif pour les jeunes diplômés, pressions sur les marges, rationalisation forcée des achats. Le risque se dessine en deux scénarios : soit une explosion des défaillances d’exploitants, soit une reprise par des opérateurs financiarisés indifférents aux enjeux territoriaux.

Vers une régulation par la transparence

L’Igas et l’IGF écartent d’emblée l’option d’interdire les apports en capital extérieur. Une telle mesure ne ferait, selon eux, que générer des contournements juridiques et de l’opacité, comme l’illustrent certains montages observés dans les centres de santé. Les rapporteurs privilégient une régulation fondée sur la transparence et la gouvernance.

Trois leviers émergent de leurs recommandations : l’élaboration d’une doctrine explicite d’usage des règles de gouvernance des SEL, le renforcement des obligations de transparence envers les ordres professionnels, et la rénovation des codes de déontologie pour intégrer les nouveaux modes d’exercice.

Le rapport suggère également de conditionner certaines autorisations à des objectifs quantifiés de santé publique, avec une logique de péréquation entre activités rentables et missions d’intérêt général. Cette stratégie pourrait particulièrement concerner les pharmacies implantées dans les zones fragiles.

Un signal d’alerte pour le réseau officinal

En filigrane, le rapport dresse un constat d’urgence. Dans un secteur exposé aux déséquilibres financiers, aux arbitrages défavorables aux territoires et à une perte de contrôle des professionnels de santé, l’action publique peine à suivre le rythme.

La tarification, jugée « rigide et peu réactive », ne permet pas de piloter efficacement l’offre. Les dispositifs de suivi qualité en ville demeurent « largement insuffisants ». Quant au pilotage de l’Assurance maladie, il reste « sous-dimensionné ».

La mission prône donc un renforcement des outils tarifaires, des études de coûts régulières dans tous les secteurs soumis à nomenclature, et une contractualisation plus fine avec les grands groupes de santé. L’objectif : réconcilier les intérêts des financeurs, des praticiens et des patients.

Une question de souveraineté sanitaire

Le contexte ne laisse guère de répit : vieillissement démographique, aspiration croissante à l’exercice collectif, tension sur les ressources humaines. Les besoins d’investissement dans la santé vont continuer à croître. Le rapport ne se fait aucune illusion : « Il ne serait pas réaliste de considérer que les contribuables et les assurés puissent, hors secteur public, en assurer seuls le financement et en supporter le risque économique. »

Mais l’investissement privé, conclut la mission, « ne doit pouvoir s’y déployer qu’en contribuant à l’amélioration durable de la qualité et de l’accessibilité des soins, dans le respect de l’indépendance d’exercice des professionnels. »

La profession officinale se trouve donc à un carrefour décisif : accepter un financement externe mais encadré, ou risquer de perdre la maîtrise de son propre avenir. Le débat ne fait que commencer.

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