Compléments alimentaires : des carences mises sur la table

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Compléments alimentaires : des carences mises sur la table

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Publié le 24 mai 2025
Par Romain Loury
Signe d’un intérêt accru pour la prévention, les Français consomment toujours plus de compléments alimentaires. Mais si ces produits renvoient une image rassurante, leur utilité fait débat et leurs effets secondaires ne sont pas négligeables. Le cadre réglementaire, peu exigeant, alimente aussi les craintes. Plusieurs experts appellent à le resserrer.

Avec une croissance en valeur de 5,7 % en 2024 par rapport à 2023, les compléments alimentaires continuent à monter en flèche. Dans les pharmacies, qui constituent 55 % du marché, cette hausse s’élève à 7 % et à 8,2 % en volume. Les produits à visée « immunité/vitalité », « digestion », « humeur, stress et sommeil » se maintiennent en tête, de même que, côté ingrédients, les plantes, les vitamines et minéraux1.

Comment expliquer cet attrait grandissant pour les compléments alimentaires ? Outre la « jeunesse » d’un marché né dans les années 1990, Christelle Chapteuil, vice-présidente du Syndicat national des compléments alimentaires (Synadiet), pointe « une prise de conscience par les consommateurs du fait que la prévention doit venir d’eux. La recherche de produits naturels s’est aussi développée à la suite des diverses crises qu’a connues le médicament ».

La prévention fait mouche

« Les Français se soucient de plus en plus de leur santé, et la prévention fait désormais partie de leurs préoccupations », renchérit Yorick Berger, porte-parole de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF). Toutefois, cet essor est peut-être aussi symptomatique d’un système de santé qui va mal, dans lequel « les médicaments sont de moins en moins remboursés et l’accès au médecin devient compliqué ».

D’un point de vue nutritionnel, l’intérêt des compléments à base de vitamines et minéraux est loin de faire consensus. Selon le Dr Jean-Michel Lecerf, ancien chef du service nutrition et activité physique de l’Institut Pasteur de Lille (Nord), « les médias, les réseaux sociaux nous font croire que nous sommes tous carencés, que les aliments sont très appauvris par rapport à ceux d’il y a 50 ans. C’est totalement faux, mais c’est un discours qui fait mouche ». Si le rééquilibrage alimentaire suffit souvent à combler des apports insuffisants, les compléments peuvent toutefois présenter un avantage dans certaines populations. Parmi elles, « les personnes âgées qui ont un petit appétit et, bien sûr, les végétariens, surtout les végétaliens, qui doivent absolument se complémenter en vitamine B12, voire en fer, en calcium, en zinc, en iode et en oméga 3 ».

Une frontière parfois floue

Bien au-delà des vitamines et minéraux, la frontière entre ces gammes et les médicaments est souvent floue dans l’esprit du consommateur. Sans recourir au médecin ou au diététicien, « certains patients sont tentés de se tourner d’emblée vers ces produits, considérés comme des médicaments sans ordonnance, observe Aymeric Dopter, chef de l’unité d’évaluation des risques liés à la nutrition de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Anses). Selon eux, si ces produits ne produisent pas forcément l’effet escompté, ils n’entraînent pas d’effet indésirable ».

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À tort, comme le révèlent les données du dispositif de nutrivigilance. En moyenne, l’Anses fait état de 17 signalements par an d’effets indésirables sévères imputables aux compléments alimentaires. Les principaux risques incluent une toxicité intrinsèque du produit, des interactions avec des médicaments ou d’autres compléments, ainsi qu’un mésusage, par exemple le recours à des vitamines D ultradosées à l’origine d’hypercalcémie sévère chez des nourrissons. Quant à l’adultération (ajout d’une substance fraduleuse), elle touche principalement les produits vendus en ligne, tels que des miels érectiles contenant du sildénafil.

En matière de réglementation, le complément relève de celle sur l’alimentation. « Il existe des listes d’ingrédients, d’excipients, de colorants autorisés officiellement. Avant sa mise sur le marché, il doit être enregistré auprès des autorités de tutelle, à savoir la Direction générale de l’alimentation (DGA), auprès de laquelle la composition et l’étiquetage sont notifiés », explique Christelle Chapteuil.

À défaut d’essais cliniques a priori, l’évaluation des effets indésirables s’appuie sur la nutrivigilance, peu exhaustive et où nombre des cas sont trop mal documentés pour être analysés. Malgré ses insuffisances, ce dispositif parvient régulièrement à identifier des produits à risque. Exemple récent, ceux formulés à partir de la plante Garcinia cambogia, destinés à la perte de poids. Dans un avis publié début mars, l’Anses fait état de 38 cas d’effets indésirables (hépatiques, psychiatriques, digestifs, etc.) déclarés depuis 2009, dont une hépatite fulminante mortelle, et appelle à en éviter la consommation.

Interdit en médicament, autorisé en complément

Le cas de G. cambogia est révélateur des failles du système. En 2012, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a interdit la délivrance et la prescription de médicaments contenant cette plante, en raison de données insuffisantes d’efficacité et d’effets indésirables sévères survenus outre-Atlantique. Pourtant, sa vente a pu se poursuivre sous forme de compléments alimentaires. « C’est une question de droit : celui du médicament n’est pas celui de l’alimentation. On ne peut pas transposer aux aliments [donc aux compléments, NdlR] les décisions prises dans le cadre des médicaments », explique Aymeric Dopter.

Autre écueil, les allégations de santé. En vertu d’un règlement européen de 2006, un complément ne peut en arborer une pour l’un de ses ingrédients que si l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) l’a validée. Or, cette agence a pris du retard, en particulier en ce qui concerne les déclarations relatives aux plantes. Dans l’attente d’un feu vert, la Commission européenne tolère l’utilisation d’une allégation, sous statut transitoire.

Tel est le cas pour G. cambogia, dont les demandes d’évaluation, déposées entre 2008 et 2010, n’ont pas encore abouti. Selon la Pre Irène Margaritis, adjointe au directeur de l’évaluation des risques de l’Anses, « Nous sommes confrontés à un vide réglementaire. À partir du moment où le port d’une allégation n’est pas explicitement interdit, il n’est pas autorisé… mais il n’est pas interdit ! C’est une situation qui conduit à tromper le consommateur ». Face à ce paradoxe, les autorités françaises ont tranché le 17 avril et interdit pendant un an, à titre conservatoire, les compléments alimentaires à base de cette plante.

Confiants mais prudents

Que pensent les pharmaciens des compléments alimentaires ? Selon un sondage mené pour Synadiet2, ils sont 91 % à juger que ces produits ont leur place dans l’offre de santé  (« Tout à fait d’accord » à 34 %), tandis que 92 % pointent leur rôle dans l’acquisition et la fidélisation de nouveaux clients (« Tout à fait d’accord » à 30 %). Par ailleurs, 90 % des pharmaciens interrogés disent avoir une bonne connaissance des ingrédients des produits qu’ils vendent (« Parfaite » à 16 %), de même que 89 % s’agissant des effets indésirables potentiels (« Parfaite » à 13 %).

À d’autres égards, la relation n’est pas si idyllique. Selon Guillaume Racle, membre du bureau de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO), « les pharmaciens ne se rendent pas toujours compte qu’ils ne sont pas protégés avec les compléments alimentaires. Pour le médicament, il existe un système de vigilance, un possible retrait de lot. Dans le cas du complément, les circuits de retrait de lot sont mal établis, et parfois vous n’en êtes pas informé ».

« Le monde des compléments alimentaires n’est pas le même que celui des médicaments, estime Yorick Berger. Si le produit ne correspond pas à ce qui est dit sur la notice, c’est le pharmacien qui est responsable. C’est à lui de vérifier qu’il répond bien aux attentes, il faut donc qu’il soit vigilant quant aux laboratoires qu’il référence. »

Un vide à combler

Autre source d’agacement, le matraquage publicitaire. Selon Guillaume Racle, les fabricants « misent tout sur la publicité. Ils introduisent le produit dans le circuit officinal pour gagner la caution “qualité pharmacie”, puis se tournent vers d’autres circuits, de vente en ligne ou en grande surface ». Ce marketing agressif est exacerbé sur les réseaux sociaux, où des influenceurs rémunérés trouvent tribune pour vanter certains articles.

Si vitamines et minéraux peuvent légitimement répondre à l’appellation de compléments alimentaires, d’autres produits présentés sous cette même étiquette « se rapprochent de la sphère pathologique, par exemple des sirops contre la toux et des laxatifs », explique Guillaume Racle, qui y voit « une forme de dérégulation ». Autre situation « limite », celle des marques ombrelle, hébergeant aussi bien médicaments que compléments.

Selon Yorick Berger, « il y a un vide réglementaire autour des compléments, tout le monde peut faire tout et n’importe quoi sans réel contrôle. Il faut remettre de la sécurité, avec une responsabilisation de chacun ». Quitte, selon lui, à créer « une agence forte se consacrant aux compléments alimentaires, dotée des mêmes contraintes que l’ANSM ».

1 D’après les chiffres du Synadiet.

2 Enquête réalisée en ligne par Toluna Harris Interactive du 20 au 31 janvier 2025 sur 200 pharmaciens d’officine titulaires ou adjoints répartis dans toute la France.

À retenir

  • Avec une croissance de 5,7 % en 2024, le marché des compléments alimentaires, tiré notamment par les ventes en pharmacie, demeure en très forte progression.
  • Les compléments répondent au droit de l’alimentation, d’un moindre niveau de garantie que celui du médicament, notamment en matière de sécurité.
  • Même s’ils reconnaissent les bienfaits de certains produits, les syndicats de pharmaciens appellent à mieux réguler ce marché.