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Ruptures de stocks de médicaments : le coupable idéal
Manque d’anticipation, défaut d’informations, réactions trop tardives… Lors d’une audition devant la commission d’enquête sénatoriale sur la pénurie de médicaments, certains acteurs ont dénoncé une gestion des ruptures de stocks par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) qui semble parfois frôler l’amateurisme. Les critiques sont-elles fondées ?
« Pendant leur audition, les deux experts de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament (OTMeds) ont reconnu qu’ils n’avaient pas toutes les informations en leur possession. Je le confirme… » Présidente de la commission métier pharmacien de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), Lucie Bourdy-Dubois ne partage pas leur sévérité à l’encontre de l’ANSM dans le dossier sur la pénurie d’approvisionnement en médicaments examinée par la commission d’enquête sénatoriale. « Pour l’amoxicilline, on peut difficilement lui reprocher un manque d’anticipation ou une forme d’amateurisme, estime-t-elle. Dès le mois d’octobre, elle a mis en place des mesures de contingentement quantitatif et d’interdiction des exportations par les grossistes-répartiteurs. Dans la foulée d’une réunion qui s’est tenue en novembre, elle a engagé une nouvelle batterie de décisions : rappel des recommandations de bon usage, réalisation de tests rapides d’orientation diagnostique (Trod) de l’angine avant la prescription, limitation des prescriptions à cinq jours, dispensation à l’unité, recommandations de traitements alternatifs à l’amoxicilline, etc. »
Tensions sur les reins
Même constat pour Magali Leo, responsable du plaidoyer de Renaloo, une association de patients concernés par les maladies rénales. « Depuis bientôt six ans, nous sommes confrontés à des tensions d’approvisionnement concernant le bélatacept qui sont devenues particulièrement aiguës l’été dernier. A tel point que cela a mis en péril la continuité des traitements déjà commencés avec cet immunosuppresseur, confie-t-elle. L’ANSM a donc décidé de le contingenter, en limitant au maximum les nouvelles instaurations et en organisant avec toutes les parties prenantes des réunions de suivi. Des sous-indications prioritaires ont été discutées dans ce cadre, et un comité d’experts a été constitué pour statuer sur les patients éligibles présentés par les centres hospitaliers. Il me semble donc que l’ANSM a fait ce qu’il fallait pour préserver la continuité des traitements déjà instaurés. » Magali Leo est toutefois plus réservée sur la capacité de l’agence à se montrer parfois réactive. « Toutes les propositions que nous avions présentées pour optimiser l’usage des doses disponibles, ou les espacer afin de permettre à davantage de patients d’être traités malgré la pénurie, restent aujourd’hui sans réponse », regrette-t-elle.
L’argument du manque d’informations sur le site de l’ANSM trouve, lui, plus d’écho. « C’est vrai que sur ce point, nous avons demandé à l’agence de nous fournir des informations plus précises et plus fiables. Les solutions qui s’offrent à nous ne sont en effet pas les mêmes lorsque la fin d’une rupture est annoncée dans une semaine ou dans six mois. Dans le premier cas, on peut se débrouiller, dans le second, il faut appeler le médecin pour lui demander une alternative thérapeutique », souligne Pierre Olivier Variot, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO), en reconnaissant que l’ANSM semble avoir pris conscience de la nécessité de s’attaquer au problème. « A partir du moment où nous avons tapé du poing sur la table, lors de la pénurie de paracétamol, nous avons pu commencer à échanger avec elle. Avant cela, on ne se parlait pas », assure Pierre-Olivier Variot qui se félicite d’ailleurs de la décision d’organiser tous les 15 jours des réunions d’information et d’échanges avec les professionnels de santé et les associations de patients sur les tensions en produits de santé.
Les industriels pointés du doigt
En revanche, c’est le manque d’anticipation des laboratoires pharmaceutiques qui est pointé du doigt. « J’ai le sentiment que les industriels ont sous-évalué la reprise des pathologies hivernales après deux années sans infection saisonnières à cause de la pandémie de Covid-19, souligne Lucie Bourdy-Dubois. Or cet automne, les épidémies de grippe, de Covid-19 et de bronchiolite sont arrivées en même temps, et beaucoup plus tôt. Toutes les lignes de production arrêtées pendant la pandémie n’ayant pas été réactivées, cela a donné la situation que l’on sait. »
Pierre-Olivier Variot se montre, lui, plus sévère vis-à-vis du manque de transparence des laboratoires : « J’ai l’impression que les autorités sanitaires leur ont fait confiance pendant trop longtemps, et qu’elles se sont un peu fait promener. En décembre dernier, un laboratoire nous indiquait avoir livré 1,2 million de doses d’un traitement en pénurie. Or, lorsque l’on interrogeait les grossistes-répartiteurs, ceux-ci nous indiquaient en avoir reçu 600 000. Nous avons alerté l’ANSM qui a contacté le fabricant. Comme par hasard, les 600 000 doses manquantes sont arrivées trois jours plus tard… »
Côté industriels, en guise de défense, on rappelle que les causes des pénuries sont multifactorielles. « Fabriquer un médicament reste une opération extrêmement complexe, assure Thierry Hulot, président du Leem (Les Entreprises du médicament). La fabrication d’un traitement anticancéreux peut impliquer une centaine d’ingrédients, 20 étapes de production, 10 sites industriels et une centaine de contrôles qualité. Il suffit qu’un incident survienne sur l’un des maillons de cette chaîne pour interrompre la production. »
D’autres éléments viennent ajouter de la complexité. « La plupart des médicaments mâtures sont aujourd’hui fabriqués en Asie du Sud-Est, rappelle le président du Leem. Les laboratoires ont donc souvent du mal à avoir une vision en temps réel de toutes les étapes de la chaîne de production. Il suffit qu’une matière première vienne à manquer en amont pour créer une rupture de la chaîne d’information. Ajoutez à cela des prix de revient qui ne permettent plus aux industriels de disposer de marges suffisantes pour investir dans leur outil de production, et une demande mondiale qui progresse chaque année, et vous obtenez une situation d’urgence que les laboratoires pharmaceutiques sont les premiers à regretter, leur raison d’être étant de fournir les médicaments aux patients quand ils en ont besoin. »
Une liste de priorités
Afin d’alimenter la réflexion sur l’élaboration de la feuille de route interministérielle 2023-2025 qui devrait être présentée fin juin, le Leem vient de dévoiler un plan d’action comportant 24 mesures autour de sept grands axes. « La priorité des priorités, c’est de finaliser la liste des 200 ou 300 molécules dites essentielles à sécuriser de façon prioritaire, comme s’y est engagé le ministère de la Santé », souligne Thomas Borel, directeur des affaires scientifiques du Leem.
L’Ordre des pharmaciens et les syndicats militent, eux, pour placer le DP-Ruptures au cœur du dispositif. « Il faudrait que les grossistes-répartiteurs et les industriels puissent eux aussi y déclarer leurs ruptures afin d’avoir une vision complète de l’ensemble de la chaîne », suggère Pierre-Olivier Variot. La FSPF souhaiterait, elle, que le DP-Ruptures et Pharma-ML soient interfacés sur les logiciels de gestion officinaux afin de rendre l’accès à l’information plus simple et plus rapide.
« Nous aimerions également que soit intégrée à la prochaine feuille de route la possibilité pour les pharmaciens de substituer dans certaines classes thérapeutiques, comme cela se fait déjà dans des structures d’exercice coordonné », ajoute Lucie Bourdy-Dubois. « La substitution, les pharmaciens savent faire, avait défendu la présidente de l’Ordre des pharmaciens, Carine Wolf-Thal, devant la commission sénatoriale en mars dernier. Pour nous, pharmaciens, c’est très simple, mais sur les plans réglementaire et de l’entente avec le prescripteur, c’est quasi impossible. » D’autant que des outils existent déjà, dont certains peuvent être mis en place, comme des tableaux d’équivalence établis par l’ANSM.
La FSPF demande, en outre, la généralisation du Trod angine pour les prescriptions comportant des antibiotiques, ou que les pharmaciens puissent le prescrire eux-mêmes lorsqu’il ne figure pas sur l’ordonnance. Dans le même ordre d’idée, l’USPO souhaite la généralisation des Trod en pharmacie.
Face à la montée inquiétante du nombre de ruptures, tous les acteurs s’accordent à dire qu’il y a urgence à s’emparer du problème. « Au Leem, nous sommes même convaincus que la solution passera par un pilotage au plus haut niveau de l’Etat, avec la nomination d’un haut-commissaire aux médicaments qui sera chargé d’assurer le déploiement du plan d’action de la prochaine feuille de route interministérielle et de coordonner les différents acteurs », conclut Thierry Hulot. Il est temps d’agir, car l’hiver prochain s’annonce déjà rude en matière de tensions sur les médicaments.
L’ANSM a été vivement critiquée pour sa gestion des pénuries de médicaments, traitée d’« amateure » par certains acteurs de la filière. Si les patients et les pharmaciens soulignent ses carences en matière de réactivité et d’informations, ils pointent plutôt les industriels, qui se défendent en mettant en cause la complexité de la fabrication d’un médicament, ses aléas et leur coût.
Les pharmaciens, pour leur part, demandent un élargissement du droit de substitution et de placer DP-Ruptures au cœur du système d’information.
Un plan d’action doit impérativement être mis en place rapidement pour anticiper un hiver qui s’annonce rude.
Que fait l’ANSM ?
Sollicitée, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) n’a pas souhaité répondre aux critiques formulées par les experts d’OTMeds, préférant rappeler de manière factuelle ses missions et ses actions en matière de prévention et de gestion de rupture de stocks de médicaments.
– L’action de l’ANSM se concentre sur les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) dont l’indisponibilité peut entraîner un risque de santé publique. « Les missions de l’ANSM sont d’évaluer les signalements de risques de ruptures de stocks, d’évaluer et de coordonner, si nécessaire, les actions qui doivent être menées par les laboratoires pharmaceutiques, afin de sécuriser l’accès à ces médicaments pour les patients. En effet, les laboratoires pharmaceutiques sont responsables de la disponibilité des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur qu’ils commercialisent », rappelle l’agence. C’est donc à eux de mettre en place les mesures permettant de gérer la période de pénurie, en lien avec l’ANSM. Et lorsqu’elles ne sont pas possibles ou qu’elles s’avèrent insuffisantes, l’ANSM a alors la possibilité d’engager le laboratoire à prendre des décisions, telles que l’importation de spécialités comparables disponibles à l’étranger.
– Depuis le 1er septembre 2021, les laboratoires pharmaceutiques ont par ailleurs l’obligation de constituer un stock de sécurité minimal de deux mois pour tous les MITM. L’ANSM pouvant décider d’augmenter les stocks de sécurité jusqu’à quatre mois pour les MITM ayant fait l’objet de ruptures ou de risques de ruptures de stocks réguliers dans les deux dernières années.
– Enfin, l’ANSM a actualisé et renforcé les sanctions financières qu’elle peut infliger aux laboratoires. Depuis le 1er octobre 2022, le montant des amendes peut aller jusqu’à 20 % du chiffre d’affaires annuel de la spécialité concernée, une amende quotidienne pouvant également être appliquée pendant toute la durée de la pénurie.
À retenir
L’ANSM a été vivement critiquée pour sa gestion des pénuries de médicaments, traitée d’« amateure » par certains acteurs de la filière. Si les patients et les pharmaciens soulignent ses carences en matière de réactivité et d’informations, ils pointent plutôt les industriels, qui se défendent en mettant en cause la complexité de la fabrication d’un médicament, ses aléas et leur coût.
Les pharmaciens, pour leur part, demandent un élargissement du droit de substitution et de placer DP-Ruptures au cœur du système d’information.
Un plan d’action doit impérativement être mis en place rapidement pour anticiper un hiver qui s’annonce rude.
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