« Pour beaucoup de médecins, le psychique et le corporel sont séparés »

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Publié le 12 décembre 2020
Par Magali Clausener
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Le 30 octobre, soit deux jours après l’annonce du reconfinement, Serge Tisseron écrivait une tribune dans Le Monde sur la santé psychique des Français. Le sujet a pris de l’ampleur depuis que le ministre des Solidarités et de la Santé, Olivier Véran, a déclaré, le 18 novembre, vouloir à tout prix éviter une troisième vague qui serait – aussi – celle de la santé mentale.

Comment expliquer que la santé mentale n’ait pas été prise en compte dès le premier confinement ?

J’y vois trois raisons. D’abord l’urgence. En mars, personne ne pensait que cela durerait si longtemps. Le gouvernement et les experts ont décidé de provoquer un confinement massif et pensé qu’il serait terminé un ou deux mois après. L’idée d’anticiper un confinement long n’est venue à personne, et tout le monde a été étonné de sa durée.

Ensuite, parce que nous n’avions vécu aucune situation semblable. Jamais la France ne s’est trouvée confinée. Les eff ets psychiques du confinement ont donc été très peu étudiés. Il n’y a pas eu d’expert en confinement disant « att ention, je connais bien le problème », parce qu’il n’existait aucun expert ! Il n’y avait pas non plus d’expérience similaire qui puisse servir de point de repère.

Le troisième aspect, c’est le fait que pour beaucoup de médecins, le psychique et le corporel sont séparés. Le travail des médecins à l’hôpital, c’est de s’occuper du corporel et, éventuellement, d’envoyer ensuite le patient auprès d’un psychiatre. Au Conseil scientifique, il n’y a pas de psychiatre. Ses membres ont fait ce qu’ils savaient faire : prendre en compte le corporel, mais en sous-estimant gravement le fait que quelqu’un qui éprouve des difficultés psychiques accroît ses risques d’avoir des maladies physiques. On sait bien que les personnes qui ont connu un deuil présentent plus de risques d’accidents physiques dans l’année ou les deux ans qui suivent.

N’est-ce pas révélateur de la vision réduite qu’ont souvent les médecins ?

Les médecins somaticiens ne sont pas formés et ne sont pas encouragés à prendre en compte le facteur psychologique. Les disciplines médicales sont très cloisonnées. Cette logique de médecine des organes qui prévaut aujourd’hui a fonctionné totalement par rapport au Covid. Une fois la santé physique assurée, les experts ont pensé que le reste suivrait. Ce qui est une erreur. La santé définie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) est « un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».

Vous évoquez, dans votre tribune parue le 30 octobre dans Le Monde, « l’usage d’expressions maladroites et anxiogènes ». Quels mots aurait-on dû utiliser ?

L’expression « gestes barrières » évoque l’idée qu’il faut se protéger de l’autre. J’ai proposé « gestes de protection », qui induit une réciprocité : je me protège et en me protégeant, je vous protège. L’autre expression problématique est celle de « distanciation sociale ». Dès mars, dans une interview au Monde, j’ai dit que nous étions distants physiquement, mais que nous n’étions pas pour autant distants socialement. Je suis vraiment étonné que l’on continue à dire « gestes barrières ». C’est un vocabulaire militaire. On fait la ligne Maginot contre l’invasion du Covid. Le président de la République avait parlé de « guerre » contre le virus. On est resté sur cette idée.

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Comment le déni des liens sociaux que vous dénoncez peut-il conduire à un déni de la gravité de l’épidémie ?

A partir du moment où vous installez un déni, que vous refusez d’envisager quelque chose, plus ou moins important pour autrui, cela donne à cette chose une importance démesurée. Si l’Etat avait intégré d’emblée la préoccupation du lien social dans ses interventions, il pourrait le rappeler à ceux qui, aujourd’hui, sont par exemple antimasques. Le déni de l’importance d’une chose entraîne sa survalorisation par tous ceux pour qui elle est importante, et cela les amène en retour à dénier ce qui s’y oppose, ici l’existence d’un risque de contagion.

Pensez-vous que le deuxième confinement va aggraver la situation en matière de santé mentale ?

On sait que des traumatismes non reconnus peuvent être réactivés. Pendant le premier confinement, les gens ont subi des traumatismes avec l’impossibilité de rendre visite aux résidents des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), d’accompagner leurs morts au cimetière. Les commerçants qui ont frôlé la faillite en mars et avril vivent cette peur désormais démultipliée à chaque reconfinement. Les actifs ont peur de perdre leur travail. Et des adolescents vivent dans l’idée terrifiante d’être coupés de leurs copains jusqu’en avril peut-être, car on ne sait pas encore combien de temps cela va durer. Ce deuxième confinement est plus grave car il y a une double dose d’angoisse : celle du confinement présent et celle des traumatismes liés au précédent qui ne sont pas encore cicatrisés.

Dans votre tribune, vous parlez d’un « parachute psychologique facilité ». De quoi s’agit-il ?

Je pense d’abord au remboursement de la consultation des psychologues par la Sécurité sociale. C’est un serpent de mer. Beaucoup de gens ont besoin d’une prise en charge psychothérapique, mais le nombre de psychiatres est très insuffisant et les délais d’attente dans les centres publics sont très longs. Compte tenu de la situation d’urgence, le gouvernement devrait faire sauter ce verrou.

Au fond, les pharmaciens ne peuvent pas faire grand-chose…

Ils peuvent écouter les gens, car beaucoup sont seuls et n’ont personne à qui parler. Certains vont parfois acheter du coton pour pouvoir simplement parler d’eux à quelqu’un. Les pharmaciens doivent avoir conscience que l’absence d’interlocuteur pour un grand nombre de personnes, notamment âgées, est un facteur de fragilisation psychologique. Les pharmaciens pourraient aussi conseiller des tutoriels de relaxation, des tisanes, plutôt que des médicaments. Si le patient demande un médicament non remboursé, ils peuvent l’accompagner d’autres conseils. C’est un rôle de santé publique, que beaucoup exercent déjà.

SERGE TISSERON

Psychiatre, docteur en psychologie

1975

Thèse de médecine sous la forme d’un album de bande dessinée consacré à l’histoire de la psychiatrie (université Grange-Blanche, Lyon II)

1978-1997

Praticien hospitalier

DÉBUT DES ANNÉES 1990

Serge Tisseron crée une unité mobile de soins palliatifs à l’hôpital de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne) qu’il dirige pendant cinq ans

2007

Il élabore les repères « 3-6-9-12 », pour apprivoiser les écrans, et l’activité théâtrale « Jeu des trois figures », pour développer l’empathie de la maternelle à la 6e

2008

En lien avec le ministère de l’Ecologie, du Développement durable et de l’Energie, Serge Tisseron fonde l’Institut pour l’histoire et la mémoire des catastrophes (Ihmec), puis le site memoiresdescatastrophes.org

2013

Création de l’Institut pour l’étude des relations homme-robots (IERHR)

2015

Elu membre de l’Académie des technologies