La lutte permanente

Réservé aux abonnés
Publié le 28 février 2004
Mettre en favori

Les autorisations temporaires d’utilisation ont été créées il y a dix ans dans le but de pouvoir délivrer certains médicaments avant leur commercialisation. Pourtant, depuis, les associations de malades doivent toujours se battre pour accéder aux nouveaux produits.

Idéalement, nous voulons, pour les personnes en situation d’urgence, une mise à disposition avant AMM de produits dont on connaît la dose et dont on a une idée de l’efficacité, lance Emmanuel Trenado, du TRT-5 (Groupe interassociatif traitements et recherche thérapeutique), qui regroupe cinq associations de lutte contre le sida. L’urgence concerne aujourd’hui des cas bien particuliers. » Ce que confirme Didier Lestrade, cofondateur d’Act-Up : « Aujourd’hui, on considère que quelqu’un qui se trouve en traitement de première intention a le choix d’avoir une bithérapie, une trithérapie efficace ou une quadrithérapie de cheval, choix qui n’existait pas il y a huit ans. Quand l’ensemble des séropositifs vont bien, le problème des personnes en échappement thérapeutique est d’autant plus dramatique. »

La dernière bataille en date des associations pour obtenir une autorisation temporaire d’utilisation (ATU) d’un produit a concerné le tipranavir, un antirétroviral développé par Boehringer Ingelheim pour les malades en échappement thérapeutique. Un essai compassionnel a été ouvert en septembre dernier par le laboratoire, mais, pour le TRT-5, « ni les critères d’accès, ni la dizaine de places disponibles (43 au total) en France n’ont répondu aux besoins urgents des malades ». La réaction du mouvement a été cinglante : un mois plus tard, une affiche circulait dans les allées de la 9e Conférence sur le sida à Varsovie. Elle représentait un panneau de chantier avec un homme creusant une tombe. Son slogan : « Séropositifs : Boehringer Ingelheim travaille pour vous »

« Ce fut une minirévolution ».

Le laboratoire Boehringer Ingelheim, qui se dit « touché » par le combat des associations, préfère ne pas entrer dans la polémique : « Nous sommes aujourd’hui en discussions pour ouvrir un accès compassionnel élargi au médicament d’ici la fin de l’année, précise Ryad Mahfouz, responsable de la communication chez Boehringer Ingelheim. Les associations ont jugé nos critères d’inclusion trop restreints. Nous avions un problème de connaissances sur la sécurité du tipranavir. Comme dans tout programme de développement de produit, nous avons besoin de données de tolérance et d’efficacité issues des études cliniques en cours pour ouvrir un accès plus large. »

Ces arguments, Emmanuel Trenado les connaît bien : « Pour ne pas fournir les médicaments, les laboratoires utilisent toujours deux arguments : « nous n’avons pas suffisamment de données sur le produit » et « nous en avons fabriqué juste assez pour les essais ». Mais dans tous les pays, on est en situation où le laboratoire est propriétaire de son médicament. Il peut faire ce qu’il veut. »

La situation des patients n’a cependant plus rien à voir avec celle d’il y a dix ans, comparé surtout à ce qui se passe dans d’autres pays d’Europe. « La mise en place des autorisations temporaires d’utilisation en 1994 a été fantastique !, reconnaît Didier Lestrade. Quand des personnes se sont retrouvées en impasse thérapeutique, ce fut une minirévolution qui facilita la vie des malades et, du coup, des associations. Avec l’Afssaps, qui gère le système, nous avions un interlocuteur qui pouvait nous parler et en même temps évaluer l’intérêt des médicaments. C’était aussi une façon pour nous d’informer les malades, de les prévenir quand les médicaments étaient disponibles et quels étaient les critères d’inclusion. »

21 133 ATU nominatives en 2002.

La mise en place des ATU n’a pas profité qu’aux seuls malades du sida. D’autres pathologies (cancers, maladies neurologiques…) ont pu également en bénéficier. Pour certaines, cela a même été la seule solution. « Les ATU viennent à point nommé dans le cas de maladies rares, qui concernent très peu de patients, souligne François Houyëz, chef de projet, chargé de l’accès aux soins au sein d’Eurordis, l’organisation européenne des maladies rares. Beaucoup de produits n’obtiendront jamais une AMM, ou bien dans très longtemps car ils sont développés par des équipes universitaires qui n’ont pas pour fonction de les commercialiser, ou par des laboratoires qui n’arrivent pas toujours à définir un programme de développement. Le Carbaglu [indiqué dans le traitement de l’hyperammoniémie secondaire à un déficit en N-acétylglutamate-synthétase, NdlR], par exemple, ne concernait que cinquante personnes dans l’Union européenne, trop peu pour réaliser des essais cliniques classiques. Il fallait bien le dispenser en attendant de pouvoir monter un dossier d’enregistrement. L’ATU permet donc aux malades de bénéficier des produits sans que le laboratoire soit obligé de produire un dossier d’enregistrement complet. »

Publicité

L’Afssaps accorde aujourd’hui plusieurs milliers d’ATU par an : 21 133 nominatives et 13 de cohorte en 2002. Les premières sont accordées individuellement à des patients à la demande de médecins, les secondes concernent un groupe de patients et sont mises en place par le laboratoire. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’Afssaps doit donner son feu vert (lire encadré page 23). Mais encore faut-il que les laboratoires pharmaceutiques accèdent à la demande de mise à disposition de leurs produits.

Les labos craignent le décès des patients lors des essais.

L’association Hépatites Ecoute Soutien aimerait en effet que l’on étende le plus rapidement possible les ATU aux spécialistes libéraux dans le cadre de protocoles et du travail en réseau. Et pas seulement aux médecins hospitaliers. Car c’est dans le cadre de l’hôpital que les demandes sont faites. Selon les associations de lutte contre le sida également, les ATU ne sont pas facilement accordées ou le sont avec trop de retard par rapport à leurs demandes. « Les laboratoires acceptent d’inclure des patients en échec thérapeutique dans leurs essais de phase III… mais à condition qu’ils ne soient pas trop malades ! Le risque est de voir certaines de ces personnes mourir, et donc, pour les laboratoires, de ne pas pouvoir présenter de résultat, déplore Emmanuel Trenado. On pourrait au moins permettre un accès compassionnel à ces produits. Mais les laboratoires ont été souvent réticents et retardent cette possibilité au maximum car ils veulent contrôler complètement le développement. Tout ce qui peut arriver hors du cadre des essais risque de retarder l’AMM. Nous, nous disons aux agences qu’il vaut mieux savoir le plus tôt possible s’il existe des problèmes avec les produits. Si les agences veulent des produits le mieux évalué possible, il faut connaître leur efficacité sur les patients totalement en échec. »

Des autorisations au cas par cas.

L’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé n’est pas du même avis. Selon Emmanuelle Wargon, sa directrice générale adjointe, les laboratoires sont rarement réticents à donner leurs médicaments pour des raisons de rapport bénéfice/risque mais le sont à cause d’une pénurie de produits. « La seule difficulté est liée à la production, assure Emmanuelle Wargon. Par exemple l’Embrel, dans le cadre de la polyarthrite rhumatoïde, n’a pu être diffusé à cause d’un problème de capacité de production. Le Fuzeon, un des traitements antirétroviraux les plus récents, qui appartient à une nouvelle famille, les inhibiteurs de fusions, supposait un processus de production très compliqué. La quantité de médicaments arrivait au compte-gouttes. Les associations ont dit qu’il fallait ouvrir une seconde ligne de production. Ce n’est pas si évident. »

L’Afssaps ne souhaite pas non plus donner une autorisation trop tôt. « Les ATU de cohorte sont accordées quand nous connaissons un peu mieux les produits (« efficacité et sécurité fortement présumées ») et que nous estimons que leur évolution est suffisamment mature, précise Emmanuelle Wargon. Soit le laboratoire en fait la demande, soit c’est l’Agence qui sollicite le laboratoire. » Mais ce n’est généralement pas avant la phase III de développement du médicament que le laboratoire formalise sa demande d’AMM, c’est même le plus souvent à la fin de cette phase, quand les essais ont abouti. « Pour les ATU nominatives, accordées plus en amont, c’est un service que nous rendons aux patients », termine Emmanuelle Wargon. La décision est donc prise au cas par cas, pour les patients en échec thérapeutique et dont l’état est jugé grave.

Instituer des « essais compassionnels ».

Pour François Boué, médecin à l’hôpital Antoine-Béclère (92) et membre de la commission d’AMM, mieux vaudrait parfois attendre : « En tant que cliniciens, notre souci est que les médicaments arrivent sur le marché en disposant d’un maximum d’informations. Nous comprenons le souci des associations et des patients, mais nous ne le partageons pas forcément. Une nouvelle molécule en développement ne sera pas forcément efficace. » Son souhait : pousser les laboratoires à faire des essais compassionnels, des essais qui seraient ouverts par le laboratoire parallèlement à ses essais cliniques, plutôt qu’à utiliser les ATU. Et ainsi obtenir des données qui seraient, selon lui, plus détaillées sur la molécule.

« Le problème soulevé par les associations est que l’accès au produit est restreint à la nécessité de rentrer dans l’essai et que celui-ci n’est pas ouvert à tous les médecins », reconnaît François Boué. Cela ne l’empêche pas de répondre à la demande des patients pour une ATU nominative : « Un patient qui veut obtenir un médicament trouvera toujours un médecin pour le lui prescrire. On le fait, mais on essaie de le faire dans de bonnes indications. Cela étant, il est vrai qu’il est très difficile de résister à la pression », admet le médecin hospitalier. Normal, de plus en plus de patients, de mieux en mieux documentés sur les molécules en développement, via Internet notamment, en font la demande.

Même si le dispositif est jugé globalement bon, reste que les associations ont parfois l’impression de stagner. Il faut batailler à chaque molécule. « Malgré les antiprotéases et les avancées des trithérapies, quand il y a un nouveau produit on revient à zéro », regrette Didier Lestrade.

Cela a été le cas notamment du NewFill, un dispositif médical. « Les malades pouvaient avoir une bonne charge virale mais ne pas se sentir bien à cause de leur transformation physique », explique Frank Rotenbourg, qui a suivi le dossier pour le TRT-5. Le groupement interassociatif a cherché des produits de comblement pour lutter contre les lipodystrophies du visage et fini par trouver le NewFill, possédé par une petite société fabriquant des cosmétiques. « Entre-temps, le produit a été revendu à Dermik, une filiale américaine d’Aventis. Et il a fallu convaincre le nouveau propriétaire d’obtenir la possibilité de l’utiliser dans l’indication que nous souhaitions. Avec ce changement, nous avons perdu un an ! », rappelle Frank Rotenbourg

Pressions sur l’Agence européenne du médicament.

Pour le monde associatif, le plus simple serait encore d’obliger les laboratoires à inclure les autorisations temporaires d’utilisation dans les programmes de développement des médicaments. La révision de la législation pharmaceutique européenne a suscité de l’espoir. La demande a été soutenue, en vain, par le collectif Europe et Médicament qui regroupe, à côté des associations antisida, l’Association française des polyarthritiques, l’Association de lutte, d’information et d’études des infections nosocomiales, la Fédération française des associations et amicales d’insuffisants respiratoires, la Fédération nationale des associations de malades cardiovasculaires et opérés du coeur, la Ligue nationale contre le cancer…

« Pour des malades en impasse thérapeutique, les associations apprécient que soit reconnue la possibilité d’utiliser des médicaments non encore autorisés dans le cadre d’un programme d’usage compassionnel, explique le collectif. Mais aujourd’hui, les textes adoptés ne contraignent ni les Etats ni les firmes à aider réellement les malades. »

Seule solution pour les associations de malades : faire pression sur l’Agence européenne du médicament pour durcir les conditions d’accès à l’enregistrement. « Il faudrait qu’elle soit plus exigeante sur les documents en demandant l’ouverture systématique d’un essai de phase III de tolérance parallèlement aux essais de phase III d’enregistrement, exprime Emmanuel Trenado. Nous avons bien conscience que nous n’allons pas réussir en claquant des doigts mais qu’il s’agit d’un travail de fond. Nous mettons en jeu des intérêts et des façons de faire bien ancrés : faire des essais de tolérance alors que nous sommes aujourd’hui concentrés sur l’efficacité. »

ATU nominatives et ATU de cohorte

#gt; Pour les ATU nominatives, c’est-à-dire pour un seul patient nommément désigné, la demande à l’Afssaps est effectuée par et sous la responsabilité du médecin prescripteur. Le formulaire doit comporter notamment des informations concernant le traitement prévu (dénomination, posologie, durée de traitement), le patient (initiales des nom et prénom), l’indication exacte et la justification d’utilisation sans AMM du médicament.

Le formulaire doit être rempli, daté et signé par le médecin prescripteur, complété par le pharmacien d’établissement de santé et transmis par lui à l’Afssaps (par fax). La condition d’octroi est que l’efficacité et la sécurité du produit soient « présumées en l’état des connaissances scientifiques » et qu’elles soient susceptibles de présenter un bénéfice réel, précise l’Afssaps.

Il revient ensuite au pharmacien de faire la demande auprès du distributeur du produit, de réceptionner le médicament et de le dispenser. Si le produit n’est pas disponible en France, le pharmacien doit l’importer. L’ATU nominative tient lieu d’autorisation d’importation.

#gt; Les ATU de cohorte concernent un groupe ou sous-groupe de patients, traités et surveillés suivant des critères définis dans un protocole d’utilisation thérapeutique et de recueil d’informations. Elles sont délivrées à la demande du laboratoire. Il faut que les médicaments aient dans ce cas atteint un stade avancé de leur développement, par exemple avec un dossier d’AMM en cours de rédaction ou d’enregistrement. Cependant, « la décision d’ATU ne doit pas freiner la mise en oeuvre ou la poursuite d’essais cliniques destinés à apporter des réponses précises et indispensables sur le rapport bénéfice/risque d’un médicament ».

A retenir

Les ATU, mises à disposition des médicaments avant AMM et en dehors de tout essai clinique, existent depuis 1994.

Les laboratoires craignent que la survenue d’événements dans le cadre de traitements compassionnels, viennent retarder l’AMM.

L’Afssaps estime que la principale réticence vient de la difficulté à produire suffisamment de traitements.

Le développement des ATU tient essentiellement au combat des associations de malades pour avoir accès à ces produits.

Des prix hors de contrôle

Initialement, les produits destinés aux ATU étaient fournis gratuitement. Ce fut le cas pour le 3TC de GlaxoWellcome qui a fourni 20 000 traitements. Un nombre chiffré à plusieurs dizaines de millions d’euros par le laboratoire. Les médicaments sous ATU ont ensuite été achetés aux laboratoires. Dans son rapport annuel 2002, la Cour des comptes a fortement critiqué cet aspect : « Sur le plan économique, le prix d’un médicament sous ATU échappe à tout contrôle. L’Afssaps accorde l’autorisation temporaire d’utilisation pour des motifs de santé publique, sans considération des coûts induits par sa décision, lesquels ne relèvent pas de sa responsabilité. Ces médicaments dépourvus d’autorisation de mise sur le marché ne peuvent faire l’objet des procédures d’achats prescrites par le Code des marchés publics (appels d’offres, marchés négociés…), en raison du monopole du produit et de la pression exercée par les malades en état grave et les laboratoires auxquels les hôpitaux font des « demandes de prix » qui leur sont ainsi imposés. Ces prix feront généralement référence lorsque, après l’obtention de l’autorisation de mise sur le marché, le Comité économique des produits de santé devra fixer le prix pour la commercialisation en officine. […] La procédure d’autorisation temporaire d’utilisation est devenue, dans la plupart des cas, une simple facilité de lancement commercial d’une nouvelle molécule. »

L’argument du prix est récusé par Emmanuelle Wargon, de l’Afssaps : « Nous sommes fiers de prendre des décisions de santé publique indépendamment des considérations économiques. Nous jugeons sur des critères scientifiques. Le débat sur la prise en charge des ATU revient régulièrement. La dernière loi de financement de la Sécurité sociale prévoit une négociation sur les médicaments hospitaliers et leurs prix. »

Côté associations, la question est vite tranchée. « Quand il s’agit de sauver la vie de malades, la question ne se pose pas vraiment », estime Christophe Martet, ancien président d’Act-Up.