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Jean-Luc Delmas
Le président de la section C de l’ordre des pharmaciens sort de sa réserve. Face à la menace de plus en plus précise d’une ouverture du capital, Jean-Luc Delmas appelle ses confrères officinaux à prévoir avec les grossistes-répartiteurs un « plan B » au cas où la France serait amenée à céder. Interview.
« Le Moniteur » : Beaucoup d’observateurs estiment que l’ouverture du capital est inéluctable. Vous faites partie de ceux-là ?
Jean-Luc Delmas : Oui. On a beau dire que l’on a des spécificités, que l’on est plutôt plus performants que les autres…, à un moment donné les modèles nous rattrapent. Attendre 10 ans en espérant que cela n’arrivera pas, ce n’est pas réaliste. On a tous dit qu’on n’en voulait pas, maintenant il faut se poser la question : si ça arrive, relevons le défi et faisons en sorte que ça marche encore mieux qu’avant. Et tant pis si je viens en contrepoint de ceux qui prétendent que si ça arrive, ça va tout casser, que des gens se sucreront sur la santé. Dire cela ne résout rien. Aujourd’hui, on essaye de gagner du temps. Or, le jour où ça arrivera, il ne servira à rien de lancer des anathèmes, il faudra avoir un plan B de prêt.
La plupart des représentants de l’officine affirment aujourd’hui que les trois piliers de l’exercice à la française sont indissociables, et que, si l’un cède, les deux autres tomberont…
Je suis entièrement solidaire des officinaux sur le maillage et le monopole. Le maillage territorial existe en grande partie grâce aux grossistes. Il faut se battre coûte que coûte pour les conserver. Autant ces deux sujets relèvent de la santé publique, de la sécurité sanitaire, autant l’ouverture du capital est plus politique, avec des opinions qui se confrontent sur l’intérêt qu’il y a à laisser une officine entièrement indépendante ou non dans un contexte de durcissement économique, de niveau d’exigence accrue de la clientèle, de nouvelles missions demandant des investissements, de désertification médicale, etc. Aujourd’hui, la vision du problème reste encore très manichéenne. D’un côté, un monde idyllique fait d’indépendance et de professionnalisme. De l’autre, un monde totalement terrifiant où des fonds financiers, de provenance plus ou moins inconnue, jetteraient leur dévolu sur le meilleur des officines pour se faire un maximum d’argent en peu de temps. Dans cette crainte, il y a une part de vérité : je ne suis pas non plus favorable à ce que l’on considère l’officine comme une façon de faire de l’argent rapidement en thésaurisant sur le monde de la santé et sur un client solvable (la CNAM), mais en difficulté. Entre les deux, il y a la place pour des réseaux ou des chaînes qui obéiront à des raisonnements pas uniquement guidés par l’économie, avec des avantages à en tirer sur le plan sanitaire.
En clair, vous lancez un appel à Jean Parrot pour commencer à réfléchir à la constitution de chaînes intégrant les grossistes-répartiteurs ?
Oui, je le lance explicitement aujourd’hui, mais Jean Parrot sait très bien que le Conseil national de l’Ordre aura à préparer quelque chose. Je fais donc acte de volontariat pour être associé à cette réflexion et je fais un appel à la mobilisation pour dire : ne laissons pas passer le temps sans nous préparer. La profession peut très bien prévoir une défense en ligne pour défendre son organisation actuelle tout en imaginant une solution de repli si cela ne suffit pas. La responsabilité de l’Ordre, c’est la santé publique et l’éthique professionnelle. S’il y a quelque chose à tirer sur ce plan des évolutions à venir, c’est donc de l’Ordre qu’il faut que cela vienne.
Quel est l’intérêt, demain, pour l’officine d’accepter d’intégrer les grossistes-répartiteurs ?
Si une certaine ouverture du capital s’impose un jour, la question à se poser est : ne serait-elle pas un moyen de mettre en place un réseau plus concentré mais capable d’assurer des services plus complets ? Il y aura deux choses à régler : la situation individuelle des pharmaciens, qui est avant tout un problème patrimonial, et la fonctionnalité du réseau en termes sanitaires et de santé publique. Là, il y a peut-être quelque chose de positif à prendre dans une nouvelle structuration du marché. La chaîne revêt deux aspects : investir des fonds dans des entreprises et en devenir propriétaire, mais aussi imaginer un réseau formel capable de contracter des engagements, par exemple sur un certain nombre d’obligations de résultats en termes de santé publique. On pourrait « challenger » des groupes qui manifesteraient leur intérêt à entrer dans l’officine, en leur disant : OK, mais en face il y a des engagements à prendre. A savoir professionnaliser, sécuriser encore le service au-delà de ce qui se fait aujourd’hui, par exemple en rendant plus facile et plus organisée la formation des équipes, en appuyant les plans d’action qualité, en rationalisant un peu mieux l’informatisation du réseau… Industrialiser le réseau – dans le sens de répandre des méthodes – pourrait permettre tout ça. Mais il est clair que ce n’est pas aux financiers purs qu’il faut s’intéresser pour s’engager dans ce genre de choses.
En Grande-Bretagne, toutes les officines n’assurent pas les trois niveaux de services différents prévus par la convention pharmaceutique. Faut-il aller vers un tel système ?
Je vous répondrai que nous sommes déjà en train d’y aller. On voit bien que toutes les pharmacies ne pourront pas assurer tous ces types de services dans le cadre actuel. Entre la pharmacie de 4 millions d’euros qui dessert le chef-lieu de canton et le gars qui fait un demi-million péniblement au bout de dix ans, qui est tout seul avec un préparateur à mi-temps, excusez-moi, mais vous n’avez pas besoin d’ouvrir le capital pour créer des différences entre officines !
Les officinaux avancent le fait que leur indépendance économique garantit leur indépendance professionnelle. Vous partagez ce point de vue ?
C’est forcément plus compliqué que cela. A partir du moment où vous êtes indépendant, vous êtes chef d’entreprise, donc vous ne pouvez pas vous soustraire aux problématiques financières. Dire l’inverse est un non-sens. En revanche, que l’indépendance du pharmacien lui permette de faire des choix sur la nature de son conseil, de son référencement, de l’accompagnement plus ou moins marqué du patient, éventuellement jusqu’au domicile, oui, c’est sûr. Mais tous ces choix ont une composante financière. Donc le jeu consisterait à réécrire un modèle où le pharmacien, tout en ayant perdu une partie de son indépendance de décision, tout en ayant une certaine tutelle sur sa gestion en tant que gérant d’un point de vente, pourrait tout aussi bien s’occuper du malade, voire mieux, en ayant acquis des outils et des moyens supplémentaires. Vous savez, j’ai vu des modèles étrangers fonctionner avec des pharmaciens gérants qui ne deviennent pas tout d’un coup totalement mauvais parce qu’ils acquièrent le statut de salarié. Il y a même des atouts : l’encadrement d’un réseau, des outils, des croisements d’expériences, des promotions. Je pense qu’il y a là du grain à moudre pour ceux qui voudraient bien y réfléchir de façon objective.
Pensez-vous, compte tenu de la pression de l’Union européenne, que l’ouverture puisse se cantonner à des capitaux pharmaceutiques ? Ou est-ce que l’on peut s’attendre à une ouverture totale ?
Je préférerais évidemment que l’on puisse cantonner l’ouverture au monde pharmaceutique, au moins pendant quelque temps. Au Portugal, on a fait l’inverse, puisque l’on a ouvert le capital en interdisant à certains opérateurs pharmaceutiques d’y entrer ! Donc, je ne vois pas pourquoi on ne ferait pas l’inverse. Après, ça tient le temps que ça tient. Si l’Ordre intervient en disant qu’il veut tels et tels actionnaires ou, au contraire, qu’il ne veut pas de celui-là ou de tel autre, l’Europe fera vite tout capoter. En revanche, l’Ordre peut émettre un certain nombre de règles opposables, acceptables par Bruxelles car guidées par des préoccupations de santé publique. Il faut que cela tienne quelques années, le temps que les premiers réseaux s’organisent. Il faudra compter 4-5 ans pour que des chaînes dignes de ce nom existent réellement sur le terrain.
Si un répartiteur entre dans le capital d’une pharmacie, ce sera pour en avoir directement la majorité ?
Si je raisonne en manager d’entreprise, ce qui est ma culture, il ne sert strictement à rien d’avoir une minorité du capital, c’est de la poudre aux yeux. Sauf si l’actionnaire minoritaire sait que dans les trois ans il aura le reste, dans des conditions souvent déterminées à l’avance. Du coup, je pense que l’intérêt du titulaire sera de céder en une fois.
Aller dans la pharmacie de détail, n’est-ce pas une nécessité pour de grands groupes européens à la recherche de rentabilité, qui est meilleure à l’officine que dans la Répartition ?
Personne ne s’en cache, les répartiteurs avouent qu’ils n’auront pas le choix, même si je ne partage pas quelques déclarations tapageuses et maladroites. Le meilleur moyen d’augmenter son activité, c’est d’aller vers ce qu’il y a de plus proche, le monde des dépositaires en amont, mais il n’est guère plus en essor que la répartition, ou l’officine en aval. Mais ce raisonnement a ses limites : vous ne pouvez pas acheter tous vos clients !
Il est commun de dire que seules les grosses officines intéresseront…
Le Conseil de l’Ordre doit aussi réfléchir à cela pour accompagner la tutelle. Il faudrait arriver à imposer à certains opérateurs d’avoir dans leur réseau des pharmacies de tailles diverses. Cela poserait bien sûr des problèmes juridiques, mais on peut l’imaginer comme un objectif sous forme de challenge. Les y inciter, faire qu’intégrer de plus petites officines soit intéressant pour eux. Par ailleurs, il pourrait être attractif sur le plan économique d’être présent, surtout seul, dans une zone peu couverte en officines. Là, la notion de concurrence n’est plus la même. Et je prétends que dans des régions apparemment peu attractives, ils pourront sensiblement élargir les services et, partant, augmenter l’activité. Bien sûr que les grosses officines intéresseront les opérateurs, mais ils les achèteront très cher, et je prétends donc qu’elles ne seront pas toujours les plus intéressantes !
Selon vous, combien d’officines seraient susceptibles de racheter un grossiste-répartiteur ? Quelques centaines, entre un millier et deux mille… ?
Sans doute quelques centaines à un millier, si l’on se réfère à ce qui s’est passé dans d’autres pays où les chaînes des gros opérateurs comprennent entre 500 et 1 500 pharmacies. Mais cela prendra du temps. Quant aux lieux d’investissement, cela dépendra des stratégies, qui se concurrenceront certainement au profit des officinaux qui vendront leur fonds.
Pharmacies indépendantes, en réseau, par exemple sous formes de SEL, chaînes. Tout cela pourra-t-il cohabiter ?
Absolument, vous aurez tout. Des pharmaciens qui se seront organisés pour conserver leur indépendance (partagée à plusieurs, soit en SEL, soit en réseau, groupement, franchise), des très grosses officines qui pourront jouer l’indépendance… Les chaînes créeront évidemment une nouvelle forme de concurrence qui poussera sans doute tout le monde à se regrouper a minima. Car il faudra tendre à se mettre à niveau avec les extensions de services que développeront les chaînes.
Les cas italien et allemand passent devant la Cour de justice européenne fin 2008-début 2009. Dès lors, on parle d’une ouverture en 2009, si tant est que cela fasse jurisprudence. Cela signifie-t-il qu’une solution alternative doit être pensée dès maintenant…
Est-ce que cela fera jurisprudence ?… Des décisions allant dans le sens de l’ouverture du capital auront forcément un impact sur la France. Ce que je suis incapable de vous dire, c’est quand. Ce sera une affaire de 6 mois à 2 ans, peut-être plus. Plus 5 ans pour que les réseaux s’installent réellement. Mais le coup est parti. Selon moi, en 2015, une partie du réseau français sera chaînée. Avec, je l’espère, des actionnaires concernés et un bon résultat sur le réseau.
Roselyne Bachelot a assuré que la présidence française est l’occasion de défendre le modèle à la française. Le « lâchage » soudain des biologistes par le gouvernement pourrait laisser penser le contraire…
Je ne suis pas sûr que la présidence française ait un impact sur le dossier. L’Ordre s’est battu et continue de se battre sur celui des LABM, et, évidemment, on peut se demander si le nouveau modèle concernant les laboratoires d’analyses ne pourrait pas dans la foulée être appliqué à l’officine. En revanche, les vraies échéances sont celles des dossiers italien et allemand devant la Cour de justice européenne. Je ne vois pas l’officine percutée par la biologie à très court terme, ni servir de monnaie d’échange dans les méandres de la politique européenne liée à la présidence française.
Autre mode de distribution de plus en plus évoqué en Europe, le Direct-to-Pharmacy. Pourrait-il arriver en France ?
J’ai eu l’occasion de dire ce que j’en pensais à des dirigeants d’Alliance Boots : à savoir qu’il s’agit d’une réponse locale à un problème local (contrefaçons, flux parallèles dans tous les sens). Je leur ai dit aussi que je serais content si cela arrivait en France le plus tard possible, car sa mise en place signe la faillite ou du moins les lacunes du système de distribution local. Or, il n’y a pas de besoin sécuritaire en France pour un tel système. A la tutelle d’augmenter les obligations de service des distributeurs pour en éviter l’atomisation pernicieuse du secteur.
Que pensez-vous de la demande de la Fédération européenne d’associations et d’industries pharmaceutiques d’interdire le reconditionnement pour lutter contre les contrefaçons ?
Dès qu’il y a reconditionnement, il y a danger. Quand le marché anglais a été contaminé à 9 reprises en 2004 par des contrefaçons de produits comme le Lipitor (Tahor), dont 5 fois jusqu’au niveau grossiste, c’est en raison des flux parallèles. Si le grossiste avait acheté chez son fabricant en Angleterre il n’y en aurait pas eu. En achetant des flux sur différents pays européens, tout se complexifie et les contrefaçons se glissent plus facilement dans les commandes.
L’actualité, c’est aussi le libre accès. Un mot sur les centrales d’achat ?
Je ne peux pas être défavorable au fait que des pharmaciens se regroupent pour avoir de meilleures conditions d’achat. En revanche, je m’oppose à ce que les structures créées stockent des produits, car on recréerait là un nouveau type de distributeur auquel on ne semble pas vouloir imposer les obligations réglementaires des distributeurs pharmaceutiques. Ce qui serait paradoxal à un moment où chacun se soucie du risque de contrefaçons. Enfin, les distributeurs pharmaceutiques ne demandent qu’à mettre leur infrastructure au service de centrales à créer, je ne vois pas l’intérêt de monter de nouvelles structures logistiques qui génèreront des coûts alors que l’objectif est justement de les baisser !
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