Grande distribution : Carrefour dangereux pour le monopole

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Publié le 30 novembre 2002
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« Le Moniteur » a fait une descente dans les rayons para ou d’hygiène-santé-beauté des GMS, accompagné de pharmaciens. Conclusion des courses, les dérapages que nous avons constatés risquent de s’exacerber. Car la bataille du monopole se déplace sur le terrain des allégations santé.

Pour commencer, visite du Géant Casino Les Caillols à Marseille, en compagnie de Stéphane Pichon, trésorier du conseil régional de l’Ordre, rayon « hygiène-santé-beauté ». « Non seulement on ment au consommateur en lui faisant acheter des produits du type « solution antiseptique incolore » (Mercurochrome) ou vitamine C « à 100 % » (Vitarmonyl) qui ne veulent rien dire. Plus grave, leur composition n’étant pas précisée, les produits dits antiseptiques ne le sont peut-être pas du tout. Pour certains d’entre eux, comme l’alcool à 90 % qui contient de l’acétone, il y a un réel danger pour la santé. » Idem pour la « solution antiseptique rouge » avec de la chlorhexidine, sans mention de la dilution. D’autres produits sous AMM (eau oxygénée, vitamine C 1000…) ne devraient être vendus qu’en officine avec le conseil associé.

Au Centre Leclerc de Vandoeuvre-lès-Nancy, c’est carrément un test de grossesse qui trône au milieu des « habituels » produits du rayon para, tels que des pansements hémostatiques, produits pour lentilles de contact, eau oxygénée, alcool modifié ou des spécialités « vitaminées » pour lesquelles il existe une réelle difficulté de lecture des dosages. « Les hypermarchés lorrains n’échappent pas au phénomène constaté de dérive dans l’interprétation de l’article L. 4211.1 du Code de la santé, commente Monique Durand, présidente de l’Ordre régional. Ils commercialisent tous des produits comportant des indications thérapeutiques, ce qui revient à vendre du médicament sans le dire. »

Pour Philippe Joulan, du conseil de l’Ordre de Bretagne, « le but des GMS n’est pas de faire du chiffre mais de se servir de cette offre supplémentaire pour attirer d’autres clients ». Il se dit particulièrement choqué par la présence d’harpagophyton, « déjà interdit chez nous sans AMM, et qui peut être mortel comme d’autres plantes présentées sous forme de gélules ».

Dans l’hyper Auchan du Pontet (84), le président du syndicat de pharmaciens constate que la crème de massage Hansaplast contient du camphre. Rien sur l’emballage n’indique les éventuelles contre-indications. « Et pourtant, s’insurge Roger Grebert, la présence de camphre interdit toute utilisation avant l’âge de six ans. » Enfin, Si Light, un produit minceur, est riche en tryptophane mais sans indication de dosage. « Si on le connaissait, ce produit serait certainement interdit. »

Au rayon « rasage et hygiène dentaire » d’Auchan Villeneuve-d’Ascq, certains produits ne sont pas à leur place, note Claudine Lemer : « Nombre d’articles contiennent du fluor (Vendôme, Colgate, Rik et Rok pour enfant…) sans indication des taux en poids et en volume. » Pharmacienne et consultante en droit pharmaceutique alimentaire, elle dit ne pas être étonnée par le nombre de dérapages : « Ils sont dans le droit fil de ce qu’avait constaté la DGCCRF en 2000 avec 63 % des produits diététiques et 75 % des compléments alimentaires non conformes aux normes légales ou réglementaires. »

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Allégations interdites.

Dans l’espace « santé-beauté », c’est la présence de ginseng sans AMM qui est relevée. « L’incorporation dans un complément alimentaire d’ingrédients tels que l’isoflavone de soja, l’extrait de cactus mexicain (opuntia), la tige d’ananas est soumise à autorisation préalable en alimentation humaine, non sollicitée dans les cas cités », observe Claudine Lemer, tout en notant l’absence d’indications d’allergies possibles dans l’étiquetage de compléments contenant des extraits de carapace de crustacés… Elle s’est aussi penchée sur les allégations – dont « beaucoup sont interdites » – apparaissant sur les conditionnements de certains produits comme les antiseptiques : « tue les microbes » ou « antibactérien ». « Dans les compléments alimentaires, les mentions « brûle-graisse », « stop-faim » sont prohibées ; « contrôle l’appétit » est limite ; « concentré de plantes », « acides organiques » ne veulent rien dire. Quant à « 100 % d’origine naturelle »… » Et d’observer encore que les visas PP ne sont jamais indiqués, que le poids doit être indiqué en gramme et non pas seulement en pourcentage pour les compléments alimentaires… D’autres mentionnent « stop’déprim » alors que la dépression est une maladie, tout en précisant que « ce n’est pas un médicament ». Un constat partagé par Philippe Joulan : « Dès qu’on associe des propriétés curatives à une substance, c’est un médicament. Maintenant, est-ce que le drainage est une propriété curative ? C’est ambigu comme dans le cas de « circulation »… »

L’effet pub des procès.

« Les grandes surfaces sont-elles au-dessus des lois ? Elles mettent en rayon des produits sous AMM qu’on nous interdit de proposer en vente libre ! », commente Stéphane Pichon. Sur la question des plaintes pour exercice illégal de la pharmacie, il se montre réservé car « le conseil de l’Ordre n’a aucun pouvoir de police. C’est la DRASS, par l’intermédiaire du préfet, qui peut porter plainte et faire appliquer la loi. Mais ce serait peut-être une bonne idée s’ils croulaient sous les plaintes individuelles des pharmaciens ». « L’exercice illégal de la pharmacie est un phénomène qui demeure une préoccupation de l’Ordre, qui intente régulièrement des procès contre la grande distribution », rappelle Monique Durand. Elle se souvient avoir fait dresser par huissier, il y a quelques mois, un procès verbal de constat de vente de tests de grossesse dans une grande surface, et une procédure est en cours devant le Conseil national. Or, que retrouve-t-on dans le Centre Leclerc de Vandoeuvre-lès-Nancy ? Des tests de grossesse…

« A mon avis on verra toujours ça dans les GMS, estime Philippe Joulan. Beaucoup de leurs dirigeants ont avoué que les actions en justice leur faisaient une énorme pub. Il y a quand même 200 procès par an sur ces affaires-là. Le gros problème, c’est qu’on a vu les mêmes débordements dans toutes les grandes surfaces visitées. »

Et Claudine Lemer de rappeler que dans les cas où Auchan a perdu en justice pour la vente de vitamine C et de produits à base de plantes, le montant dérisoire des amendes ne l’a pas convaincue de la nécessité de suivre la loi. « Il y a quinze ans, Auchan et Intermarché ont été condamnés pour exercice illégal de la pharmacie, pourtant certains produits ont refleuri dans les rayons une quinzaine de jours seulement après la décision du tribunal, indique Roger Grebert. Il est vrai que depuis deux ou trois ans, les enseignes font davantage attention. » « Des contrôles systématiques atténueraient le problème, regrette cependant Jacky Girod, ancien président du syndicat. D’autant plus qu’aujourd’hui le champ des produits diffusés s’est très largement étendu. »

A Toulouse, en 1997, le conseil régional, après avoir gagné au TGI contre la société Solagra, perdait en appel, la cour considérant que seul le Conseil national était compétent pour ce genre de plainte, jugement confirmé par la Cour de cassation en septembre 2000. Le président du conseil régional, Michel Laspougeas, rappelle cette affaire pour souligner toute la difficulté d’agir au plan local. « Finalement, c’est le conseil de Midi-Pyrénées qui a dû payer des dommages et intérêts, un comble ! »

« Aux Etats-Unis, il y a 450 morts par jour par manque de conseils de professionnels, poursuit Michel Laspougeas. En France, l’an dernier, on a constaté 6 000 intoxications d’enfants. Les grandes surfaces sont très agressives, elles veulent faire de l’argent sur ce créneau car la législation est mal appliquée. » « Je remarque que le Leclerc de Limoges fait attention à ne pas distribuer de plantes sous monopole, modère de son côté Jean-Marie Dumas, trésorier de l’Ordre Limousin. On est à la limite de l’exercice illégal. Je dirais que la frontière est franchie, mais sans attaquer franchement notre monopole étant donné que la plupart des produits réservés à la pharmacie ne sont pas présents en rayon. »

Certes, mais comme le constate Isabelle de Bodinat (voir p. 28), peu de pharmaciens sont prêts à se battre jusqu’au bout. Or, c’est un combat de longue haleine. « S’ils ne font pas respecter leur monopole légal, ils le perdront. »

Florilège de produits relevés dans les rayons

GMS visitées : Géant Casino Les Caillols (Marseille) (1), Auchan du Pontet (2), Champion, Leclerc et Intermarché de Dinan (3), Auchan de Villeneuve-d’Ascq (4), Leclerc de Vandoeuvre-lès-Nancy (5), Leclerc de Roques (près de Toulouse) plus para de la galerie marchande et para privée du centre-ville Pharmabeauté (6), Leclerc de Rennes (Cleunay) (7), Leclerc de Limoges (8).

Produits relevés : test de grossesse (5) (7), vitamine C 1000 (1) (2) (Juvamine), vitamines A, C, E (1) (Juvamine), alcool à 70° (1) (2) (3) (5) (6) (8), éosine 2 % (1) (2) (3) (4) (6), « solution antiseptique rouge » (1), alcool à 90 % (1) (7) (pour usage technique), « antiseptique incolore » (1) (3), eau oxygénée 10 volumes (1) (2) (3) (5) (6) (8) (Mercurochrome), vitamine C à 100 % (1), magnésium 100 % (1) (Vitarmonyl), compresses antiseptiques (1) (3) (8), gélules de phytothérapie avec indication thérapeutique (1), antiseptique incolore (2), Tricostéril antiseptique (8), Mercurochrome (2) (7), Hansaplast (2), crème de massage avec camphre (2), crème antimoustique Marie-Rose (2), Juvamine Fer et vitamine B9 (2) (même composition que certains médicaments), Juvamine vitamine C en doses (2), vitamine C (500, 800) (6), calcium à croquer 500 mg (6), magnésium B6 (6), huile de paraffine ou Diaseptyl (6), pansements hydrocolloïdes (6), gel arnica (3) (6) (8), vitamine E25 (6), vigne rouge (6), sélénium ACE (6), Top Levure (6), crème répulsive (6), Stérimar (6), Compeed (6), marque Juvaflorine (7), pansements hémostatiques (5), produits pour lentilles de contact (5), spécialités « vitaminées » (5), Lecitone Junior, Senior, Magnésium (8), produits d’hygiène dentaire contenant du fluor à doses indéfinies (4), ginseng sans AMM (4), compléments alimentaires non autorisés (4).

A noter la présence d’alcool à 70° et d’éosine 2 % sous la « Marque Repère » de Leclerc (voir photo ci-contre) ; et, chez Intermarché (Dinan) et Leclerc (Rennes), la présence des marques Equilibrance – Les compléments alimentaires : « vigne rouge-cassis » (« aide-circulation »), « fucus-thé vert » (« aide-minceur »), etc. ; et Floressance dont les produits « sont dangereux en vente libre et ne devraient donc être vendus qu’en pharmacie », selon Philippe Joulan, membre du conseil de l’Ordre de Bretagne.

Annie-Claude Le Voyer (« Que choisir ? »)

Le pharmacien doit proposer une plus-value

Pour Annie-Claude Le Voyer, chargée de mission santé-environnement à l’UFC, « les antiseptiques, les suppléments vitaminiques, les compléments alimentaires… vendus en grande surface peuvent paraître anodins, mais ils peuvent présenter un certain danger s’ils sont utilisés n’importe comment ». L’UFC est donc plutôt favorable à leur vente en pharmacie, « à condition qu’ils soient assortis d’un conseil, ce qui n’est pas toujours vrai. Dans une enquête, nous avons en effet constaté que le conseil n’était pas toujours assuré, ce qui pose problème car soutenir le monopole, c’est, en contrepartie, obtenir du pharmacien un conseil avéré, avec un minimum de temps passé avec le client, l’explication du mode d’emploi, la mise en garde sur une dangerosité éventuelle du produit. Et d’insister : La question du monopole peut être interprétée de deux manières différentes. Soit il s’agit pour les pharmaciens de défendre leur métier de professionnel, soit de défendre leurs fonds de commerce. Le consommateur n’a aucun intérêt à aller dans une pharmacie s’il n’y trouve pas une plus-value en termes de santé publique. A l’inverse, il peut aussi se demander pourquoi certains produits sont vendus en pharmacie… »

Balayons devant notre porte

« Les pharmaciens ne sont-ils pas en train de prendre des risques en vendant certains produits ?, se demande Loïc Bureau, pharmacien et consultant. Eux aussi vendent des compléments alimentaires qui n’en sont pas. A noter d’ailleurs que, paradoxalement, le décret du 10 avril 2002 qui liste les produits vendables en officine ne comprend pas les compléments alimentaires. » Claudine Lemer, pharmacienne et consultante en droit, ne dit pas autre chose : « Les pharmaciens auraient beaucoup à gagner en image à instaurer un système de contrôle des produits hors médicaments vendus et en faisant le tri entre compléments alimentaires licites et illicites. »