Sers-le s’il te plaît, je ne le sens pas !

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Publié le 1 décembre 2020
Par Annabelle Alix
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Gérer les têtes qui nous rebutent. Prendre du recul, se focaliser sur le positif, saisir l’occasion de mieux se connaître et passer la main si besoin sont conseillés quand certains clients vous hérissent.

Un client qui rebute

Une réaction épidermique

Une façon de s’exprimer ou de se mouvoir. Une intonation, un vocabulaire jugé agressif ou une simple façon d’éviter le regard… Allez savoir pourquoi cette personne vous rebute ! Dès qu’elle se tient face à vous, la moutarde vous monte au nez. Vos poils se hérissent, vous vous raidissez, vous sentez votre coeur s’accélérer… Voilà seulement trente secondes que cette personne vous parle et vous êtes déjà sur le point de perdre patience ! Non réfléchie, cette réaction est de l’ordre du réflexe, quasi physique.

Du stimulus à l’émotion

Au cours de notre vie, notamment dans l’enfance, nous associons des stimuli à des émotions : une sensation agréable au parfum d’un gâteau, un souvenir joyeux à une chanson… ou le parfum du clou de girofle qui rappelle des soins dentaires. Dès que l’inconscient repère un stimulus qui l’a marqué, il fait émerger l’émotion associée. Un peu comme dans l’expérience de Pavlov (voir encadré).

Le malaise parle de vous

Lever le voile

Une personne n’est jamais trop extravertie, trop réservée, trop lente ou trop vulgaire dans l’absolu, mais elle l’est pour vous. La répulsion provient de la rencontre, de la confrontation entre son propre caractère et celui de l’autre, d’où sa subjectivité. Le comportement qui vous irrite vous confronte à une part de vous que vous avez du mal à assumer, avec laquelle vous êtes mal à l’aise, voire que vous rejetez. Les psychothérapeutes parlent de la « part d’ombre ».

Se rencontrer avec soi

L’effet répulsif que le client suscite en vous, en lien avec son physique, sa façon d’être, de se tenir ou de se vêtir, vous permet de mettre en lumière votre part d’ombre. Identifier le comportement qui vous dérange est une occasion de mieux vous connaître, de progresser dans votre attitude et de faire évoluer vos ressentis face à cette situation.

Il y a en général des typologies de personnes qui vous dérangent.

> Le commun attire. Nous sommes naturellement plus en empathie avec les personnes qui nous ressemblent : mêmes traits de caractère, mêmes goûts, même âge, même tenue vestimentaire… Plus nous avons de choses en commun, plus le lien est facile à établir. À l’inverse, plus la personne est différente, plus il peut être difficile d’entrer en relation avec elle.

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> La réminiscence agace. Quand le comportement d’une personne vous agace profondément, parce qu’elle est extravertie, très affirmée, ou que ses blagues ou réflexions vous titillent, ce n’est pas simplement parce que vous ne le comprenez pas. Ce comportement vient heurter votre part d’ombre, comme un manque de confiance en vous, une timidité… car l’attitude de l’autre est à votre opposé. Il peut faire remonter en vous quelque chose que vous jugez honteux ou dérangeant et que vous refoulez. Résultat, vous êtes mal à l’aise. Vous pouvez penser que la personne vous juge. En réalité, c’est vous qui vous jugez pour ce trait de caractère que vous n’assumez pas. La rencontre avec cette personne vous permet d’en prendre conscience.

L’officine, lieu à risque

Un cadre anxiogène

Le client qui franchit le seuil de l’officine est en situation de vulnérabilité. Il doit raconter ses problèmes de santé à un professionnel qu’il ne connaît pas, se livrer sur son intimité, loin du huis clos confidentiel et rassurant d’un cabinet médical.

Si, pour vous, délivrer des ordonnances est une question de routine, côté client, l’échange n’est pas anodin. Il peut le mettre mal à l’aise. Or, une personne mal à l’aise a souvent tendance à adopter des « comportements de survie ». Ceux-ci peuvent exacerber certains traits de sa personnalité. Elle peut se montrer plus réservée ou plus extravertie, plus agressive ou moins avenante, sur la défensive…

Une relation déséquilibrée

Pour gagner en empathie avec ce client qui vous énerve, il faut garder certaines choses à l’esprit.

> Le client ne sait rien de vous, alors que vous entrez directement dans son intimité. Même un client mutique dévoile sa vulnérabilité, lorsqu’il vous tend l’ordonnance qui signe ses problèmes de santé. La relation est déséquilibrée.

> L’intimité est davantage taboue pour certaines personnes, qui peuvent être très gênées de demander des préservatifs, un laxatif, un anti-hémorroïdaire…

> L’agencement du comptoir ne met pas à l’aise. Debout, en face-à-face, avec des gens derrière, le client peut se sentir tendu. La Covid-19 et les gestes barrières n’aident pas. Si les plexiglas et la distance améliorent la zone de confidentialité, ils nécessitent parfois, pour être audible, d’élever un peu la voix et de parler plus distinctement, ce qui favorise le déclenchement des comportements de défense.

Les bonnes attitudes

Le détachement

> Ne vous positionnez pas en victime. Il n’y a pas d’agression dirigée contre vous, seulement une manière d’être que vous ressentez comme agressive ou dérangeante.

> C’est son problème. Si le client adopte un comportement de défense, si la situation le met mal à l’aise, ce n’est pas contre vous, ni de votre faute.

La bienveillance

Vous ignorez ce que le client a vécu, lui aussi compose avec sa part d’ombre !

> Appuyez-vous sur le « postulat de cohérence » de Daniel Favre, chercheur en neurobiologie et professeur en sciences de l’éducation : « Chacun a de bonnes raisons de faire ce qu’il fait, de dire ce qu’il dit, de penser ce qu’il pense et surtout de ressentir ce qu’il ressent. » Même si l’attitude du client vous déplaît, rappelez-vous qu’une bonne raison en est à l’origine. Nul besoin de valider ce comportement pour reconnaître et respecter l’autre dans sa position. Ce client est lent, ne sait pas ce qu’il veut et cela vous tape sur les nerfs ? Peut-être a-t-il grandi dans une fratrie de sept enfants, au sein de laquelle il a eu du mal à trouver sa place ? Ou dans le jugement permanent de ses parents, qui lui répétaient sans cesse : « Tu es trop ceci, tu n’es pas assez cela… » Le contexte de notre éducation pose les jalons de notre futur rapport à l’autre.

> Soyez gentil avec vous. Vous avez le droit de vous sentir agacé. Demandez-vous pourquoi cette lenteur vous pèse tant ? Assumez-vous ce besoin d’agir toujours vite, sans jamais vous poser ? Quel élément de votre histoire vous pousse à agir ainsi ?

> Relativisez. Vous n’êtes ni mieux, ni moins bien. Votre façon d’être peut aussi agresser des personnes et/ou déranger. On ne peut pas plaire à tout le monde !

Les bons mécanismes

Mettre de la distance

Prenez un temps pour vous, avant de servir ce client ou dès que vous pouvez.

> Reformulez les propos du client, pour rompre un instant avec la situation gênante, mais surtout pour gagner du temps et vous ressaisir.

> Prenez un peu de temps en préparant l’ordonnance. Effectuez de grandes respirations lentes et recentrez-vous.

> Enclenchez un automatisme. Répétezvous : « C’est mon problème de confiance en moi/mon impatience/mon manque de sérénité… qui provoque l’irritation que je ressens face à ce client. Mon problème à moi, ce n’est pas lui, c’est ce qu’il génère en moi, c’est ma part d’ombre. »

Voir le positif

> Réfléchissez aux qualités très « confrontantes » de ce client, celles qui vous ramènent à votre malaise. Il est envahissant ? Au moins sait-il s’affirmer, défendre ses intérêts, faire sa place… Peut-être est-ce justement ce qui vous fait défaut ! Ouvrezvous à la différence, apprenez de lui. Prenez cela comme un jeu.

> Apprenez à vous assumer. Répétez-vous qu’à l’inverse, vous êtes sûrement à l’aise là où cette personne ne l’est pas.

Passer la main

Aujourd’hui, vous ne vous sentez pas d’attaque ? Trouvez l’esquive !

> Soyez indulgent avec vous. Être capable de passer le relais quand on sent que l’on va perdre pied est une preuve de professionnalisme.

> Expliquez simplement le problème à votre collègue : « J’ai un peu de mal avec ce client et c’est dur aujourd’hui pour moi, peux-tu s’il te plaît le servir à ma place ? »

> Trouvez une excuse. Dites au client en souriant : « J’étais en train de passer une commande urgente que je dois absolument finir. Je vous laisse avec ma collègue ».

> Utilisez exceptionnellement un « joker ». Refuser de servir un client doit rester rare car votre métier est par essence un métier de relation. Vous devez apprendre à gérer un client désagréable ou qui vous rebute. Vous avez le droit de ressentir des émotions négatives, mais si le besoin de les exprimer est trop fort et se présente trop souvent, peut-être n’êtes-vous pas à votre place dans ce métier de contact…

S’ouvrir à la différence

Nous avons grandi avec des stéréotypes en tête, et intégré des modèles d’interactions sociales.

> En vieillissant et en nous ouvrant au monde, les rencontres sociales hors du cercle familial aident à relativiser nos référentiels, à acquérir une souplesse d’esprit, à réaliser que nos comportements, notre façon d’être, de penser, de se vêtir… sont liés à nos conditionnements éducatifs.

> Si nous restons dans un même schéma, le risque est de ne se sentir à l’aise qu’avec des personnes qui nous ressemblent. Si c’est votre cas, essayez de multiplier les expériences sociales en dehors de votre cercle habituel : échangez quelques mots avec la boulangère, le banquier, papotez quelques secondes avec le livreur, etc.

Avec l’aimable collaboration d’Anne Juvanteny, consultante, coach et thérapeute familial (13).

L’expérience de Pavlov

Ivan Pavlov, chercheur russe de la fin du XIXe siècle, a prouvé que l’apprentissage pouvait générer des effets complètement involontaires et inconscients en réponse à un signal dans l’environnement(1). Un chien salive si on lui met de la poudre de viande dans la gueule. Ce réflexe inné vise à lubrifier les aliments et faciliter la mastication. Juste avant de mettre la poudre dans la gueule, Pavlov agitait une clochette. Après un nombre suffisant de répétitions, le chien salivait dès qu’il entendait la clochette. La répétition avait fait apprendre au cerveau du chien que la viande allait arriver et qu’il fallait produire de la salive. Le son de la clochette était le signal.

(1) Petit manuel de défume, Robert Molimard