Financiarisation : et si demain, ce n’était plus vous qui décidiez ?

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Financiarisation : et si demain, ce n’était plus vous qui décidiez ?

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Publié le 23 mai 2025 | modifié le 28 mai 2025
Par Christelle Pangrazzi
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L’USPO remet un rapport choc sur les prises de contrôle capitalistiques d’officines par des fonds extérieurs. Menaces sur l’indépendance pharmaceutique, le maillage territorial et la soutenabilité du système : le syndicat appelle à une interdiction ferme.

Ce 23 mai, l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO) a levé le voile sur une dérive inquiétante : la financiarisation des officines. Peu quantifié jusqu’ici, le phénomène a déjà gagné de nombreux secteurs de la santé comme la radiologie ou la biologie médicale et semble prendre de l’ampleur sur le segment officinal. Après un an de travaux, le syndicat a remis son rapport aux autorités (ministère de la Santé, Caisse nationale de l’Assurance maladie – Cnam, Inspection genérale des affaires sociales – Igas, Cour des comptes). Sa publication publique est prévue pour le 17 septembre. « L’indépendance des pharmaciens est en péril, et avec elle, l’accès aux soins et l’éthique de la profession », a martelé Pierre-Olivier Variot, président de l’USPO en préambule de la présentation.

Une menace systémique documentée

Derrière certains comportements déviants – erreurs de facturation, pratiques commerciales douteuses – se cache bien souvent l’intervention d’acteurs financiers extérieurs. « Dans 100 % des dossiers que nous avons examinés, le titulaire accusé évoquait un financeur qui imposait ses directives », affirme Pierre-Olivier Variot. Le rapport dénonce un processus de dépossession rampante, allant bien au-delà de l’entrée au capital.

Guillaume Racle, principal rédacteur du texte, détaille : « Il ne s’agit pas seulement de prise de parts sociales. Des conventions imposent des logiciels, limitent les investissements, restreignent le recrutement. L’indépendance réelle du pharmacien est gravement atteinte. »

Trois risques majeurs pour l’officine

Le rapport identifie trois effets délétères majeurs :

– la perte d’indépendance des titulaires, contraints de valider leurs décisions auprès d’un financeur. « Certains doivent obtenir une autorisation pour embaucher un adjoint », illustre Pierre-Olivier Variot.

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– la fragilisation du maillage officinal, avec une concentration progressive dans des zones à forte rentabilité. « Le modèle économique fondé sur la proximité est mis en péril. Ce sont les pharmacies rurales qui seront sacrifiées », avertit-il.

– une dérive inflationniste et un risque de surconsommation, bien connus dans d’autres secteurs financiarisés comme la biologie ou les centres de santé. « Quand le seul objectif est le rendement, la santé devient une variable d’ajustement », déplore Gilles Bonnefond, ancien président de l’USPO.

 Le phénomène attaque le cœur du soin 

Sénatrice et pharmacienne, Corinne Imbert soutient le rapport de l’USPO, dans le prolongement du travail parlementaire qu’elle a conduit avec Bernard Jomier et Olivier Henno. « La financiarisation a déjà ravagé la biologie, la radiologie, les centres dentaires. Elle menace désormais les officines, pourtant protégées par un encadrement légal fort », alerte-t-elle. Elle appelle à un sursaut : « Ce phénomène ne relève pas de la privatisation classique. C’est une captation de l’outil de santé par des acteurs non professionnels attirés par la solvabilisation du payeur à savoir les fonds publics »

Une financiarisation protéiforme, souvent invisible

L’une des difficultés majeures reste la caractérisation juridique du phénomène. Guillaume Racle parle d’un « millefeuille de montages opaques » : obligations simples, convertibles, pactes d’associés, SCI immobilières avec loyers exorbitants, prestations de conseil imposées… « On est passé d’une financiarisation visible à une financiarisation camouflée. » Plus difficile à détecter et donc à combattre.

« Aujourd’hui, l’Ordre n’a pas toujours les moyens de contrôler ces montages. Il faut renforcer la transparence et la traçabilité des conventions, dès l’inscription initiale, puis tout au long de la vie de la société. », poursuit Pierre-Olivier Variot.

Une réaction politique attendue

Le rapport a été accueilli avec intérêt par la Direction générale des entreprises (DGE) qui envisage une concertation formelle à Bercy à la rentrée. La question de la régulation ou de l’interdiction restera au cœur des débats. « Nous militons pour interdire purement et simplement les prises de contrôle par des non-pharmaciens. Ce n’est pas négociable », insiste Pierre-Olivier Variot. Pourtant, la bataille législative à mener risque d’être intense. « Comme vous vous en doutez, la France ne peut pas se départir des règles du marché intérieur en tant que telles. […] De par le cadrage réglementaire actuel, on a essayé de donner des pistes pour ne pas contraindre les libertés du marché intérieur, qui sont édictées dans les traités fondamentaux de l’Union européenne, mais tout de même permettre que l’exercice officinal en France respecte la déontologie du code de la santé publique. […] Il est primordial que le code de la santé publique puisse aller plus en avant, au nom d’un des domaines qui doit être fondamentalement préservé pour la vie de nos concitoyens. La santé, à ce titre-là, fait matière d’exception. », note Lucie-Hélène Pagnat, juriste à l’USPO.

Des leviers concrets, un appel à l’interdiction

Le rapport propose quinze leviers pour enrayer la financiarisation, parmi eux :

– la création d’un observatoire national de la financiarisation ;

– la mise en place d’un référentiel pédagogique sur les risques, à intégrer dans les formations ;

– un parrainage structuré entre titulaires expérimentés et primo-installants ;

– une interdiction des conventions non visées par l’Ordre ;

– une inversion de la charge de la preuve en cas de litige sur l’indépendance ;

– une transparence renforcée des montages et des flux financiers ;

« Nous avons inscrit dans la loi que seuls les pharmaciens peuvent détenir une officine. Mais les pratiques contournent la règle. Il faut des outils d’alerte, de sanction et de blocage », renchérit Corinne Imbert.

Une dynamique déjà à l’œuvre

Selon les estimations du rapport, entre 1 et 5 % des officines seraient aujourd’hui concernées par des formes plus ou moins avancées de financiarisation. Un chiffre jugé sous-estimé en raison des clauses de confidentialité imposées aux pharmaciens ayant voulu se désengager.

« Les jeunes pharmaciens sont souvent séduits par une promesse d’accompagnement, mais découvrent trop tard qu’ils ont perdu la main », alerte Pierre-Olivier Variot. Pour y répondre, l’USPO promeut un système de « parrainage éthique », détaché de tout intérêt commercial. « Ce n’est pas un investisseur qu’il leur faut, c’est un pair. »

Le rapport complet sera remis en main propre au ministre de la Santé le 17 septembre. Jusque-là, seule la synthèse est accessible sur demande. La profession semble déterminée à ne pas laisser le capital l’emporter sur la vocation. « Nous avons un devoir collectif : préserver l’indépendance, socle de la confiance entre pharmaciens et patients », conclut Guillaume Racle.

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