Les pharmaciens en première ligne

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Publié le 4 juillet 2015
Par Magali Clausener
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Les pharmaciens implantés dans des quartiers populaires ou des banlieues le constatent chaque jour : la population en situation précaire augmente. Aux titulaires de trouver des solutions pour permettre l’accès aux médicaments à ces patients aux faibles revenus.

Heureusement que nous avançons des médicaments, que nous faisons des renouvellements, sinon la situation aurait explosé depuis longtemps ! », lance Guy Giacomini, titulaire à Drancy (Seine-Saint-Denis). Une boutade ? Certainement pas. Les pharmaciens exercent depuis longtemps une mission sociale auprès des patients en situation précaire, notamment les bénéficiaires de la CMU (couverture maladie universelle) et de l’AME (aide médicale de l’Etat). Un rôle qui devient encore plus crucial en ces temps de crise économique. « La population qui bénéficie d’une CMU est importante dans mon quartier et elle augmente », constate Béatrice Barrière, titulaire de la Pharmacie Centre Europe à Bordeaux (Gironde). Les difficultés financières concernent aussi de plus en plus de monde : personnes âgées ayant une petite retraite, chômeurs, actifs avec un faible salaire, étudiants… « C’est une part de ma patientèle qui a augmenté ces dernières années. Ces personnes n’ont pas d’aide et ont des problèmes d’argent. Ils ne s’en cachent plus », observe de son côté Patrick Saint Yrieix, également titulaire à Bordeaux, dans un quartier en rénovation de la rive droite. « J’assiste à la paupérisation de la clientèle », note un titulaire d’une pharmacie située dans le XVIIIe arrondissement de Paris, près de l’hôpital Bichat. Autant de patients qui ne peuvent débourser quelques euros sans mettre en péril leur budget. « Une fois, une grand-mère est venue à l’officine acheter des suppositoires contre la toux pour l’un de ses petits-enfants. La boîte coûtait environ 4 euros et il n’y avait pas d’autre produit que je pouvais proposer. Elle a appelé devant moi sa fille pour lui dire qu’elle avançait les frais mais qu’elle devait absolument lui rembourser sinon elle n’avait plus rien pour finir la semaine », raconte Patrick Zeitoun, titulaire à Maisons-Alfort (Val-de-Marne).

L’avance de médicaments est monnaie courante

Face à ces situations, que peut faire le pharmacien ? L’avance des médicaments remboursés est l’action la plus courante pour les patients qui doivent renouveler leurs droits à la CMU ou à l’AME, voire d’ALD (affections de longue durée). « Nous mettons en attente les dossiers le temps qu’ils soient régularisés. Parfois, nous les gardons dans l’ordinateur deux ou trois mois. Nous le faisons car les personnes n’ont pas de moyen de paiement et ont la plupart du temps des traitements lourds », résume Catherine Hourtiguet, dont la pharmacie se trouve dans une banlieue populaire de Bordeaux. Les pharmaciens dépannent cependant plus facilement les patients qui fréquentent leur officine régulièrement. Ils avancent aussi les médicaments indispensables à des patients qu’ils ne connaissent pas toujours, déontologie oblige. « Quand une personne vient avec une ordonnance d’antibiotiques, je lui avance les médicaments et je prends le risque de ne pas être payé », reconnaît Jean-Marc Lebecque, pharmacien à Marck, dans le Pas-de-Calais.

Les pharmaciens connaissent aussi ceux qui, souvent, n’anticipent pas la fin de leurs droits, leur rappelant qu’ils doivent rapidement régulariser leur situation. Patrick Zeitoun souhaiterait d’ailleurs « un dispositif informatique permettant de signaler directement les fins de droits à l’Assurance maladie pour qu’elle puisse rapidement régulariser le dossier ». « Si nous pouvions jouer le rôle d’intermédiaire par exemple pour les bénéficiaires de la couverture maladie universelle, cela serait plus simple. Nous pourrions le faire avec la carte Vitale, ce qui permettrait de montrer que le patient est d’accord avec la démarche. Tout le monde a intérêt à régler ce genre de problème : l’Assurance maladie, le patient et nous », explique le titulaire francilien.

Gérer les dossiers en attente prend en effet du temps. Avec le risque d’avoir des impayés, qui vont être comptabilisés dans le poste « pertes » du bilan. Pour autant, bien peu de titulaires peuvent donner une estimation exacte du montant de ces pertes. D’après Michel Watrelos, expert-comptable à Lille, « elles représenteraient entre 1 000 et 3 000 euros pour un chiffre d’affaires moyen de 1,5 million d’euros, et auraient tendance à augmenter ». « Mais elles sont en dessous des pertes en périmés », souligne-t-il. Guy Giacomini, à Drancy, a, lui, examiné ses comptes: « A la fin du mois d’avril, j’avais plus de 4 000 euros de vignettes avancées, pour une officine dont le chiffre d’affaires est d’environ 800 000 euros. »

Renoncement aux médicaments non remboursés

Outre l’avance de médicaments, les pharmaciens font crédit pour les médicaments non remboursés ou pour la part « mutuelle ». « Je propose aux patients de payer en plusieurs fois ou de déposer leur chèque plus tard, lorsqu’ils pourront régler », explique Dominique Chanas, titulaire à Echirolles dans l’Isère. Les montants sont parfois faibles : « Nous avons des chèques différés de 6 € ou 10 € », témoigne Grégory Tempremant, titulaire à Comines (Nord). Tous les pharmaciens interrogés proposent cet arrangement, en particulier pour les patients habituels, et fonctionnent au cas par cas. Une pratique qui peut cependant avoir ses inconvénients : certains clients ne repassent jamais à l’officine pour régler leur dette !

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D’autres, et ils sont de plus en plus nombreux, n’achètent plus les médicaments non remboursés. « Les patients refusent les produits non remboursés dans 90 % des cas », estime Patrick Saint Yrieix. « Lorsque les produits sont non remboursés, ils n’en prennent qu’une partie, relate Odile Erades, pharmacienne à Strasbourg (Bas-Rhin). Par exemple, ils prendront le spray contre le mal de gorge mais pas le sirop pour la toux. Souvent, ils disent qu’ils en ont à la maison… » Une façon pudique pour les patients de ne pas dire qu’ils n’ont pas les moyens d’acheter. Parfois, les patients consentent à grever leur budget si les médicaments sont destinés à leurs enfants, ou si le médecin les a prescrits et qu’ils sont indispensables. Quant aux bénéficiaires de l’AME, depuis que les « vignettes » orange à 15 % ne sont plus prises en charge, ils ne prennent tout simplement plus ces médicaments.

Le renoncement aux médicaments ne concerne pas uniquement les bénéficiaires d’aides. Selon les pharmaciens, ce phénomène s’amplifie et touche les personnes âgées, les jeunes et les actifs sans emploi. Les pharmaciens, qui connaissent leur patientèle, adaptent donc leurs conseils à chaque situation. « Globalement, nous essayons de trouver une solution », explique Jean-Benoît Maertens, titulaire à Tourcoing (Nord). Les pharmaciens font le tri entre les médicaments non remboursés, indispensables ou non, proposent quand ils le peuvent des spécialités moins chères, appellent si besoin le médecin pour trouver une solution. En ce qui concerne les médicaments conseil, la plupart des officines proposent une gamme à prix compétitifs. « J’ai développé une gamme de produits d’hygiène (dentifrice, savon, brosse à dents…) dont les prix varient entre 1 et 3 €, car cela répond aux besoins de certains clients », commente le pharmacien du XVIIIe arrondissement à Paris. « On voit bien que les gens font de plus en plus attention aux prix », souligne Grégory Tempremant. Les patients n’hésitent d’ailleurs plus à comparer les prix des médicaments et de la parapharmacie entre officines, achetant ici un produit, là un autre (voir encadré p. 22).

Un accès aux soins menacé pour toute une catégorie de la population

Mais ce qui inquiète les pharmaciens n’est pas tant la baisse du pouvoir d’achat que le renoncement à la complémentaire santé dont ils sont les témoins au quotidien. « Depuis deux à trois ans, je vois de plus en plus de personnes qui n’ont pas le droit à la CMU et qui ne prennent plus de mutuelle, remarque Guy Giacomini. C’est totalement impossible pour elles de payer chaque mois 90, 100 voire 200 € pour une famille. » Des patients qui sont pris en charge en ALD arrêtent leur mutuelle. « Il y a un accès plus tardif aux soins », observe Jean-Marc Lebecque. L’accès aux médicaments paraît aussi menacé, notamment avec les déremboursements. « Cela va aller de pire en pire avec le désengagement de l’Assurance maladie », déclare Dominique Chanas. Et les pharmaciens, malgré toute leur bonne volonté, leurs gestes quotidiens, ne pourront pas toujours faire face à plus de détresse.

Psoriasis : quand la maladie coûte cher

Certaines affections nécessitent des soins non pris en charge. C’est le cas du psoriasis. Deux à trois millions de personnes en souffrent en France. Elles doivent s’hydrater la peau deux fois par jour. Or, toutes les crèmes hydratantes sont non remboursées. Toutes sauf une : Dexeryl, à 15 %. « Le budget pour ces produits s’élève en moyenne à 80 € par mois, il peut même atteindre 200 €, explique Roberte Aubert, présidente de France Psoriasis, qui se bat pour que la maladie soit considérée comme une affection de longue durée. On constate que les patients ont beaucoup plus de difficultés à acheter ces produits hydratants et émollients, en particulier les jeunes. Acheter une crème à 15 €, ce n’est pas possible, alors que, pour certains, hydrater la peau permet de contrôler le psoriasis. »

C’est le cas de Sarah, une étudiante de 23 ans qui vit à Paris. Atteinte de psoriasis depuis l’âge de 18 ans aux mains, aux pieds, sur le corps mais aussi sur le cuir chevelu, elle doit acheter des produits hydratants différents pour chaque partie du corps, ainsi qu’un gel douche spécifique sans parfum et un shampoing spécial. « Cela représente 45 € par mois et j’ai un petit budget. Certains mois, je n’ai pas assez, alors je ne rachète pas certaines crèmes. J’utilise la crème destinée au corps pour les mains et les pieds. J’achète du gel douche en grande surface, car il coûte 2 € contre 13 € en pharmacie. » Pour limiter les frais, Sarah a fait le tour de son quartier pour comparer les prix, car ils peuvent varier du simple au double. « Les parapharmacies font souvent des offres tous les mois. » La jeune femme passe donc un certain temps à faire ses achats. Sarah pointe aussi du doigt des pharmaciens: « Quand je leur demande conseil, ils m’orientent souvent vers les produits les plus chers. Je leur dis alors que je suis étudiante… »

Cédric, 32 ans, a depuis 9 ans du psoriasis sur tout le corps et le visage. Etudiant puis chômeur vivant à Paris, il a souvent renoncé à des soins. « J’ai un traitement oral, assez lourd, qui nécessite des prises de sang chaque semaine. Au chômage, je n’avais pas de mutuelle. Chaque prise de sang me coûtait environ 20 €, je n’en faisais qu’une par mois… Ma dermatologue me disait que c’était dangereux… Je devais aussi acheter des crèmes hydratantes pour 160 € par mois. J’en étais à couper le tube pour recueillir la dernière goutte de crème ! Pour ne pas renoncer à certains soins, je faisais l’impasse sur l’achat de vêtements… » Lui aussi a fait le tour des pharmacies pour trouver les moins chères. Depuis quelques mois, Cédric est en CDI et bénéficie d’une mutuelle de groupe. Un soulagement : « Ma mutuelle couvre tous les frais. Je ne regarde plus les prix. Quand j’ai besoin d’une crème, je l’achète dans la première officine ! ».

REPÈRES

Nombre de bénéficiaires de la CMU de base en 2013 : 2 242 482 (1 898 330 en métropole et 344 152 dans les DOM).

Nombre de bénéficiaires de le CMU-C en 2013 : 4 693 500.

Nombre d’utilisateurs d’attestation ACS en mai 2014 : 920 613 (contre 826 257 en mai 2013 et 685 059 en mai 2012).

Pauvreté : cinq millions de pauvres en France en 2012 en considérant le seuil de pauvreté à 50 % du niveau de vie médian (828 €/mois pour une personne seule) et 8,6 millions si l’on considère le seuil à 60 % du niveau de vie médian (993 €/mois pour une personne seule).

Source : INSEE.