LA VIE D’UN PHARMACIEN AU RAJASTHAN
« Pharmacie du monde. » L’Inde doit ce surnom au nombre incalculable de laboratoires pharmaceutiques qu’elle abrite, à leur dynamisme et leur compétitivité à l’export notamment. L’Inde inonde les pays émergents avec ses molécules. On pourrait donc s’attendre à ce que les pharmaciens locaux soient bien dotés en termes de médicaments. La réalité est quelque peu différente, le niveau de vie des patients faisant le reste. En route pour le Rajasthan.
En Inde, il n’y a théoriquement pas de pharmacie sans présence d’un pharmacien. Mais les « medical stores » fonctionnent avec deux catégories de professionnels : les uns, dotés d’un D-Pharm après deux ans d’étude en pharmacie, peuvent exercer comme vendeur en officine. Les titulaires, eux, détiennent obligatoirement le B-Pharma (Bachelor of pharmacy) – le diplôme de base pour exercer comme tel, validé par le Pharmacy Council of India (PCI ) et soldant quatre années d’études. Ces « B-diplômés » ont le choix entre la filière « fabrication de médicaments », l’ouverture d’une pharmacie ou l’accès au master puis au doctorat. On ne s’installe toutefois qu’après un assistanat d’au moins six mois à un an dans une autre officine. « Pour acquérir les bases et savoir ce que l’on vend », note Kishore Thawani, pharmacien depuis bientôt 40 ans dans Johari Bazaar, à Jaipur, capitale de l’Etat. Quand ils s’engagent dans ce métier, les pharmaciens savent qu’ils devront être présents dans leur medical store au moins 12 heures par jour, 6 voire 7 jours sur 7. Voilà sans doute pourquoi les femmes y sont rarement présentes. Une grande ville comme Jaipur (2,5 millions d’habitants) compte plus de 1 800 pharmacies et seulement une dizaine de pharmaciennes. « C’est un métier difficile, trop dur pour les femmes », explique Kishore Thawani. « Elles doivent cuisiner, s’occuper des enfants… Ce n’est pas encore entré dans les mœurs », reconnaît-il. Lui est présent toute la journée pour vendre et surveiller la bonne marche de son officine (20 m2) où il travaille avec ses deux fils, l’un assistant manager formé dans une école de commerce, l’autre assistant vendeur, diplômé d’une faculté de sciences. Dans cette entreprise, artisanale comme la plupart, tout se fait manuellement (de la gestion du stock aux factures et à la comptabilité…). « L’ordinateur me sert à lister les médicaments en rayon dans mon officine, mais je ne l’utilise qu’en cas de faille de mon esprit », s’amuse Kishore Thawani.
Une délivrance au comprimé près, niveau de vie oblige
Les prix prohibitifs des locaux commerciaux amènent le plus souvent les officinaux à louer une échoppe comme on en trouve dans tout bazar : 8 à 30 m2 dans le meilleur des cas, les ouvertures n’étant pas liées à un quota d’habitants ni à une distance réglementaire puisqu’elles peuvent se faire en vis-à-vis d’un côté de la rue à l’autre, voire se suivre à 5 ou 10 mètres sur un même trottoir. Elles sont rarement éloignées d’autres professions de santé et plutôt attenantes à un dispensaire, un cabinet d’infirmière, un médecin, voir un ersatz de « clinique » ou d’« hôpital » privé. Des médecins privés, eux, dopent aussi leur chiffre d’affaires en aménageant un local avec salle d’attente dans le back office d’une pharmacie. « Ils viennent prescrire quelques heures par semaine parallèlement à un exercice en cabinet », résume Rajender Kumar Sharma, propriétaire d’une minuscule officine homéopathique où des consultations ont lieu plusieurs soirs par semaine (de 17 h 30 à 20 h 30).
Au comptoir, les pharmaciens disent s’en tenir strictement à l’ordonnance. Au comprimé près. Ici, comme dans beaucoup de pays, on prescrit pour la durée exacte du traitement (2 jours, 3 jours, 15 jours, 1 mois…). On fournit aussi des OTC à l’unité, niveau de vie oblige, même si les grandes capitales préfèrent céder des boîtes complètes. Les pharmaciens assument en outre un rôle de conseil, indispensable, pour tous les maux courants, sur les médicaments OTC et sur les effets secondaires des médicaments sur lesquels ils sont souvent interrogés… « Beaucoup de gens ne peuvent pas payer une consultation, nous les renvoyons toutefois vers un médecin en cas de gravité. Les hôpitaux d’Etat, eux, sont gratuits mais bondés et l’attente y est interminable… », note Gopal Natani, titulaire à Jaipur. Au Rajasthan, comme dans le reste du pays, la protection sociale est quasi inexistante. Les plus pauvres ont droit à un « BPL » (certificat below poor line : sous le seuil de pauvreté). « Ce dispositif permet d’avoir des médicaments gratuits à l’hôpital. Les autres paient cash », explique Kanahyia, vendeur dans une compagnie de copies d’objets d’art et de mobilier pour l’export. Lui cotise dans le privé 75 € par an pour une couverture plafonnée à 1 600 € pour toute sa famille. On se soigne donc encore assez mal, dans de telles régions où une consultation dans le privé coûte le plus souvent entre 1,80 € et 3,30 € et jusqu’à 8,50 € pour un médecin senior (c’est-à-dire expérimenté)… « C’est une forme de sélection qui évite d’avoir trop de monde dans sa salle d’attente », glisse Kishore Thawani. Seuls les employés gouvernementaux et leurs familles sont pris en charge dans des dispensaires attitrés.
On ne badine pas avec les périmés
Rajesh Gadiya tient la pharmacie Jal Gopal Medicals dans un quartier populaire d’Udaipur au sud-ouest de l’Etat. Dans son 14 m2, back office compris il atteint un bénéfice brut de 250 à 300 €. Lorsqu’il a enlevé ses charges, il lui reste 200 € de revenu mensuel pour 12 h de travail quotidien, 6 jours sur 7 (dans une ville comme Udaipur le salaire, jamais fixe, dépend de l’officine et peut varier de 80 € à 250 €). Rajesh arrondit ses fins de mois dans le négoce… de terrains à bâtir. « C’est beaucoup plus lucratif. Dans la pharmacie il y a trop de soucis », explique-t-il. Par « soucis », il entend les périmés (3 % par mois en moyenne sur les ventes globales), les pertes liées à la découpe des blisters que les compagnies ne reprennent pas, les produits immobilisés… Les règles sont – a priori – strictes en matière de périmés. Leur vente est un acte délictueux, sévèrement réprimé au point que les pharmaciens les plus consciencieux anticipent en ne vendant plus les produits dans le mois précédant leur péremption. « 70 % des gens savent lire. Si quelqu’un se plaint parce qu’on lui a vendu des comprimés périmés le pire est à craindre », confie Rajesh Gadiya. La peine encourue dépend des classes de médicaments concernées et peut aller jusqu’à la prison. « Avec un dessous-de-table rien n’est impossible », avoue toutefois un pharmacien.
Les titulaires sont les seuls de l’équipe officinale à être plus ou moins régulièrement contrôlés par la Drug Control Organisation of Rajasthan, sur leur présence réelle, sur les périmés, la qualité des médicaments et des compagnies qui les fabriquent. Ils doivent renouveler tous les trois ans leur licence. Affichée avec photo dans l’officine, elle est assortie des deux annexes autorisant à exposer et vendre au détail des médicaments, des cosmétiques et des NDPS (narcotic drugs psychotropic schedule). Ils s’acquittent à chaque fois d’une taxe de 50 €. Toute officine digne de ce nom vend essentiellement des médicaments, taxés à 5 % par le gouvernement. Les rayons consacrés aux cosmétiques et à la parapharmacie sont réduits au minimum, faute de place mais aussi parce qu’ils sont taxés à 14 % et que tous les bazars regorgent d’échoppes spécialisées. Il y aussi bien sûr une association de pharmaciens qui s’appelle Retail Druggist and Chemist Association (association des pharmaciens et apothicaires au détail) et qui informe ses adhérents sur les nouveaux produits, les nouveaux articles, la politique du gouvernement en matière de santé et de médicaments, et organise un meeting annuel pour faire le point sur la profession. Chaque Etat dispose d’un Conseil des pharmaciens (Rajasthan pharmacy council) plus ou moins actif. Dans des capitales comme Dehli, la profession change à grand pas. Il y a déjà plus de jeunes femmes, le pharmacien a aussi un rôle très important à jouer dans le domaine de la médecine et dans les programmes de santé décidés par le gouvernement indien. Le Pharmacy Council of India propose régulièrement des amendements aux lois, soumis au ministère de la Santé pour approbation.
Des prix qui font ici aussi le grand écart
En matière de médicaments, les pharmaciens ont le choix : ils disposent de toutes sortes de princeps à bas prix de très bonne qualité, contrôlée par le ministère des Affaires médicales et des Sciences. Mais aussi de moins bonne. On trouve ainsi parmi les plus vendus, l’aspirine entre 0,15 et 0,40 € les 10 comprimés, les antibiotiques tels que la doxycycline à moins de 0,02 € le comprimé ou la ciprofloxacine à 1 € les 10. Puis les analgésiques et les antidouleurs, les anti-acides et les laxatifs. « Les gens ne mangent pas toujours régulièrement, leur cuisine est trop épicée. Cela a des conséquences sur l’appareil digestif », note Rajesh Gadiya Les problèmes de constipation, de dysenterie, d’acidité gastrique sont légion. Au Rajasthan dont une grande partie de la population est sous le seuil de pauvreté, certains antibiotiques pour de mauvaises plaies ou contre la typhoïde peuvent s’avérer trop chers (de 0,50 € à 3,30 € les 10 comprimés) de même que des sirops antitussifs de 0,60 € à 1,30 € pour 3 jours de traitement. Sans parler d’Onglyza. Cet antidiabétique se monnaie à 17 € les 28 comprimés. Plavix fait mieux encore à 25 € les 14 comprimés. L’Inde connaît de fortes variations de prix d’un fabricant à l’autre : l’ofloxacine (Zenflox 200) est à 0,50 € les 10 comprimés, quand la même molécule éditée par un concurrent (Zanocin 200) est à 1,40 € les 10 comprimés. « Il y a trop de différence, mais je suis la prescription du médecin, s’il refuse de substituer », confie Kishore Thawani. La marge des pharmaciens, plutôt faible, est fixée par le gouvernement : de 14 à 18 %.
La « Pharmacie du monde » ne manque pas de génériqueurs (Pfizer, Abbott, IPCA, Unicom, Macleods, CIPLA…). Elle exporte massivement dans les pays émergents un panel de molécules qui va des rétroviraux au sildénafil… Mais les génériques ont du mal à passer dans les mœurs indiennes. « Pour le patient, le médecin est une divinité. Or la plupart refusent de substituer et le spécifient sur l’ordonnance. Je le suggère, mais je ne l’impose pas », note Kishore Thawani, dont 80 % des clients rejettent les génériques. Le gouvernement s’efforce pourtant de communiquer. Il a en tout cas émis une règle sur les prix, édictée par la DPCO (Drug Price Control Organisation). « Pour une classe donnée de médicaments, les fabricants peuvent avoir comme directive de produire le comprimé à 1 roupie maximum, même principe pour les génériques. Ils peuvent produire moins cher s’ils veulent, mais jamais plus sous peine de lourde pénalité », affirme Rajesh Gadiya. Quant aux faux médicaments, il n’en circule théoriquement pas sur les marchés… « Beaucoup pensent en effet que l’on peut en mourir », note Kishore Thawani. Des amendes sont d’ailleurs prévues sur les contrefaçons.
Les pharmaciens donnent des conseils en hygiène alimentaire car les problèmes de cholestérol et cardiaques sont récurrents. A cause de l’utilisation quotidienne et massive d’huile d’arachide bouillie et de ghee (beurre clarifié, très important dans la cuisine indienne et rarement à l’abri de l’oxydation ou des moisissures faute de moyens de conservation). « Les gens utilisent de plus en plus l’huile de soja, plus adaptée pour lutter contre le cholestérol. On leur conseille aussi de manger plus de salades et de tomates et de consommer moins de sel. Mais il y a encore beaucoup à faire pour défaire les habitudes, notamment culinaires », constate Rajesh Gadiya. Le pharmacien peut aussi être un relais en matière de tuberculose. Quant aux patients cancéreux assurés dans le privé, ils ne sont, quoi qu’il arrive, pris en charge que pendant un an. Cancers les plus fréquents : poumon et bouche dus à la surconsommation de tabac et de pan, des feuilles et des noix de bétel mélangées à du tabac voire de la chaux. « Il n’y a quasiment aucune chance, ici, avec le cancer ».
Répartiteur à l’indienne
Au Rajasthan, il y a des stockistes (revendeurs) que les pharmaciens trouvent sur tous les marchés. Leurs petites échoppes ne se distinguent pas des officines, et peuvent vendre aussi aux habitants du quartier. Malgré leur apparente exiguïté, et un rangement qui échappe parfois à toute rationalité, on y trouve de tout, en petite et en grande quantité. Avec possibilité d’être livré le lendemain si la commande est passée après 18 h, et à 18 h si elle est passée avant 13 h. Le pharmacien va au marché avec son numéro de licence que le stockiste entre dans un ordinateur. Pour du détail, il paie aussitôt, et s’acquitte au mois de ses grosses commandes. « Même en achetant beaucoup, on n’obtient qu’une remise de 1 % qui se traduit par des médicaments en plus sur la commande », explique Kishore Thawani. Des MR (représentants médicaux) visitent régulièrement les officines. Les pharmaciens n’achètent jamais en direct. Tout passe par les stockistes qui ont un contrat avec les compagnies.
Agrément de propriétaires
« A Udaipur, un local de 12 m2 se vend aujourd’hui 32 000 €. C’est une somme ahurissante pour une petite officine de quartier comme la mienne. » Le pharmacien Rajesh Gadiya a trouvé un arrangement avec un propriétaire. Il lui a acheté un local pour installer sa pharmacie, dont il n’est le nouveau propriétaire que pour six ans. Le pharmacien a fait appel au « mortgage ». Cet agrément basé sur le principe de l’hypothèque, lui a permis d’acquérir « en CDD ». « Le propriétaire du magasin avait besoin d’argent pour un autre projet. » Rajesh lui a donné 5 000 €, comme gage pour ses murs qui lui seront rendus au terme de l’hypothèque. Si Rajesh veut conserver le local plus longtemps, il complétera la somme déjà confiée au propriétaire.
L’homéopathie joue des coudes entre ayurveda et allopathie
« Old is gold. » Pour Rajender Kumar Sharma, qui tient une pharmacie homéopathique à Jaipur, c’est une alternative pas chère, sans effets secondaires, avec de bons résultats. « L’allopathie guérit vite, mais c’est provisoire, et elle est très chère avec beaucoup d’effets indésirables », estime-t-il. Bien que le style de vie moderne incite de plus en plus à rechercher les effets rapides de l’allopathie, l’homéopathie reste d’actualité. Les officines spécialisées, n’écoulent que des granules (indiens ou allemands, plus chers) et des teintures homéopathiques. Comme pour les pharmacies allopathiques, les vendeurs sont théoriquement diplômés et munis d’une licence spécifique à renouveler tous les cinq ans. Rajender Kumar, lui, s’est formé sur le tas, lorsqu’il était au collège, en assistant l’ancien propriétaire tous les après-midi. « Je n’ai pas fait l’école d’homéopathie, mais j’ai 20 ans de pratique. » Rajender imprègne lui-même les granules, traiterait même trois à quatre patients pour des cancers et affiche une spécialité « perte de poids »… Kishore Thawani qui tient son officine allopathique à une trentaine de mètres de là, note que « les combinaisons sont trop compliquées. L’homéopathie représente à peine 20 % de l’activité et les traitements sont longs. Alors que l’ayurvéda et l’allopathie peuvent se combiner et sont plus populaires. »
Urine tous les matins
Les instituts nationaux de formation en médecine ayurvédique sont légion. Pas chère, elle utilise toujours des centaines de plantes pour concocter ses remèdes, et des substances minérales ou animales. Ses adeptes vantent les mérites de l’urine de chèvre contre la toux ou l’anémie, aussi bien que celle de l’homme. « Morarji Desai*, ancien Premier ministre indien, a longtemps bu sa propre urine tous les matins », justifie le Dr Chandani Rathore, spécialiste en ayurvédique (5 ans et 1/2 d’études) à Udaipur. Selon elle, cette médecine préventive ou curative, traite un panel large de maladie – eczéma, diabète, maladie du foie, rhumatismes, problèmes gastriques… Udaipur possède une université nationale réputée et accueille chaque mois de novembre un colloque international sur le sujet. A l’officine, la licence est distincte. Les pharmacies ayurvédiques ne vendent que des préparations, comprimés et autres synergies ayurvédiques. Les plus traditionnelles disposent encore de produits naturels comme… le mercure liquide – au gramme – « à purifier et à mélanger avec des extraits de plantes pour redonner de la force » explique Chunni Lal Aushdalay, 5e génération de pharmacien-préparateur ayurvédique à Jaipur. Les pharmacies allopathiques écoulent aussi des produits ayurvédiques : dépuratif, antitussif…
* Né en 1896, il est décédé en 1995, ceci explique-t-il cela ?
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