« Ne pas vendre des médicaments mais de la santé »
Philippe Moati a toujours mené des actions de terrain en parallèle à son activité de professeur d’économie à l’université Paris-Diderot. Après plus de vingt ans passés au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc), il cofonde, en 2011, le cabinet de conseil l’ObSoCo. Son métier : accompagner ses clients sur les questions de l’évolution des modèles de consommation et la transformation des commerces.
« Pharmacien Manager » : Que ressort-il de votre Observatoire des consommations émergentes ?
Philippe Moati : Deux grandes inflexions se dessinent depuis une dizaine d’années. La première, c’est l’achat malin. Ce comportement est lié au sentiment d’appauvrissement des Français et aux nouveaux outils sur internet. Malgré les contraintes budgétaires, l’envie de consommer reste intacte. Le consommateur devient plus stratège, compare les prix, attend les promotions, met en concurrence, cherche le bon plan… La seconde tendance correspond aux modes de consommation en rupture, qui s’effectuent hors des commerces ordinaires. C’est le cas de l’achat d’occasion, du don, du troc, de l’achat groupé, voire de façon plus extrême de l’Amap et de l’achat direct auprès du producteur. Toutes ces formes sont en voie de diffusion. Elles sont motivées par des contraintes budgétaires mais également par une recherche de sens.
P.M. : Ces phénomènes sont-ils vraiment irréversibles ?
P.M. : Quand le pouvoir d’achat repartira, la consommation suivra, mais notre manière de consommer sera différente de celle d’hier. En attendant, les distributeurs doivent inscrire ces nouveaux courants de consommation (plus juste, plus altruiste, plus collaborative, etc.) auprès du grand public. Sur le même modèle que celui du Bio. Ce marché est en plein développement parce qu’il a dépassé le noyau dur des militants et puristes de la première heure. Les nouveaux convertis au bio — par intérêt personnel, pour leur santé, et accessoirement seulement pour la planète — n’hésitent pas à acheter du bio en grandes surfaces.
P.M. : Les distributeurs commencent-ils eux-mêmes à moins gaspiller ?
P.M. : Cela reste très modeste parce que les modèles économiques actuels reposent tous sur les quantités vendues. On commence à voir des évolutions. De plus en plus d’enseignes, comme la Fnac ou H & M, pratiquent la reprise, par exemple, pour recycler les produits au profit d’œuvres humanitaires, ou pour récupérer la matière première. Certaines remettent les produits repris sur le marché. Autre indice, le PICOM, le Pôle de compétitivité des industries du commerce, a mis au cœur de ses sujets d’étude prioritaires la question de l’économie collaborative et de la fonctionnalité. On s’interroge aussi sur la location… Déjà, cette année, Leroy Merlin et Mr. Bricolage se sont lancés dans la location à grande échelle.
P.M. : Comment la pharmacie peut-elle s’adapter à cette envie de consommer mieux ?
P.M. : Il faut accélérer un processus déjà en marche, appelé « l’orientation client ». Il consiste à placer « réellement » le consommateur au point de départ de la stratégie de l’entreprise. Les dirigeants en parlent mais ce n’est pas toujours une réalité profonde. Les organisations sont encore très centrées sur le produit. On pense des produits, on organise la filière et ensuite on tâche que les consommateurs achètent. Il est temps de se donner comme mission de satisfaire le besoin du client, d’apporter des solutions à des problèmes, de rendre service… Avec une telle démarche, on peut répondre aux aspirations des gens à consommer mieux. Il s’agit de passer de la logique quasi industrielle à un modèle serviciel. Pour les pharmaciens, l’idée serait par exemple de se dire qu’on ne vend pas des médicaments mais de la santé. Ça change tout.
P.M. : Avec au final une réduction des dépenses de médicaments…
P.M. : Effectivement ! Le générique va déjà dans le sens du nouveau modèle. C’est la substance et non la marque qui compte. Le générique fournit le même usage mais coûte moins cher. Il optimise le rapport entre l’effet utile et le coût. Voilà un exemple d’économie d’usage. Dans le même esprit, pourquoi acheter des boîtes de 20 si on a besoin de 10 gélules ? On pourrait revenir à des conditionnements différents ou faire appel à la capacité du détaillant de détailler. C’est peut-être l’idée même de l’ordonnance qu’il faut revoir ? N’y a-t-il pas une surmédicalisation parce que tous y ont intérêt : le médecin ne veut pas décevoir son client qui pourrait être déçu sans ordonnance, il a envie de le revoir pour savoir si le traitement a fonctionné ; le laboratoire vit de la vente des médicaments… L’enjeu actuel est de faire basculer tout le modèle d’une focalisation sur les moyens vers une focalisation sur la finalité. C’est une révolution de l’organisation du système de l’offre. Les pharmaciens seuls n’ont pas de marge de manœuvre. Nous sommes sur une logique de filière, déjà engagée. On le voit dans la progression des groupements.
En termes de services, quelles sont les forces de l’officine aujourd’hui ?
P.M. : La pharmacie a un atout, elle est en général dotée d’un vrai ancrage territorial et d’une réelle relation personnalisée avec le client. Mais cela ne suffit pas. Dans l’alimentaire, depuis dix ans, réussissent les groupements d’indépendants, comme Leclerc ou Système U. Parce qu’ils sont parvenus à trouver une articulation entre ancrage territorial et collectif. D’un côté, ils ont une vraie capacité à adapter l’offre à la situation locale et à donner le sentiment au consommateur qu’il est face à un « petit », un « authentique »…De l’autre, ils ont atteint une masse critique pour se doter de moyens collectifs efficaces comme la centrale d’achat mais aussi une logistique, une capacité d’écoute du consommateur… Les pharmacies font actuellement le chemin vers plus de centralisation. Elles ont encore beaucoup à faire. Mais elles ne doivent pas perdre leur ancrage territorial en route.
P.M. : Sur quoi se fonde l’ancrage territorial dans un groupement ?
P.M. : Cela passe par la culture. Il faut que le terrain (les pharmaciens adhérents, N.D.L.R.) ait encore droit à la parole sans paralyser les actions collectives. Le dosage est difficile à trouver. Il implique de donner de l’autonomie au point de vente pour son assortiment, sa politique tarifaire, éventuellement pour sa communication, mais dans le respect des principes directeurs appliqués sans faille. Par ailleurs, il faut garder une capacité à faire vivre une vraie relation entre l’entrepreneur et le client.
- Pharma espagnole : 9 milliards d’investissements et une réforme en vue
- Réforme de la facture électronique, mode d’emploi
- Mon espace santé : un guide pour maîtriser l’accès et la consultation
- Fraude à la e-CPS : l’alerte discrète mais ferme de l’Agence du numérique en santé
- Pharmacie de Trémuson : une officine bretonne pionnière en RSE et qualité
- Comptoir officinal : optimiser l’espace sans sacrifier la relation patient
- Reishi, shiitaké, maitaké : la poussée des champignons médicinaux
- Budget de la sécu 2026 : quelles mesures concernent les pharmaciens ?
- Cancers féminins : des voies de traitements prometteuses
- Vitamine A Blache 15 000 UI/g : un remplaçant pour Vitamine A Dulcis