« Chasser l’achat réflexe »

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Publié le 4 juin 2013
Par Fabienne Colin
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Grand voyageur, Brice Auckenthaler dissèque les tendances de consommation, du retail, des services… dans le monde entier depuis plus de trente ans. Après une formation en gestion, ce curieux de nature a passé douze ans au sein d’agences de communication avant de fonder son propre cabinet Experts Consulting en 1993 puis Tilt Ideas en 2011, axé sur l’innovation. Cet expert friand de l’analyse des rayons de supermarché a écrit de nombreux ouvrages dont Imagin’Nation : l’innovation à l’ère des réseaux sociaux, paru chez Kawa en 2012. Il est également corédacteur d’interrobang, la newsletter gratuite de Tilt Ideas.

« Pharmacien Manager » : Qu’est-ce que l’innovation dans le commerce ?

Brice Auckenthaler : Selon Tilt Ideas, l’innovation n’est limitée ni aux produits ni à la technologie. Nous préférons parler d’initiative plutôt que d’innovation. Du coup, si on raisonne non pas en termes d’innovation produit mais en termes d’initiative, le spectre des opportunités devient beaucoup plus large. Innover ou améliorer la qualité d’initiative d’une officine sous l’angle commercial vise à améliorer tous les aspects du service sur le parcours client. Comme le commerçant a la chance de maîtriser le lieu — son point de vente —, il est maître du jeu. Il a une capacité extraordinaire à réinventer sa façon de rendre service.

P.M. : C’est-à-dire…

B.A. : Le pharmacien n’a pas à avoir honte d’être commerçant. Donc d’utiliser l’ensemble de la palette des outils du commerce moderne pour mieux vendre, fidéliser, servir… et développer son chiffre d’affaires. On a parfois l’impression que la pharmacie s’empoussière, que peu d’efforts sont faits pour améliorer la qualité du service, changer les linéaires… Or un des principes du commerce moderne consiste à renouveler l’étonnement, modifier les parcours client. L’objectif n’est pas de compliquer la vie du consommateur mais de chasser l’achat réflexe. Si une personne peut se diriger automatiquement vers le produit voulu, tellement elle a l’habitude de son officine, elle n’a jamais l’occasion d’être confrontée à d’autres offres. En changeant le merchandising régulièrement, on crée une sorte de complication qui casse le réflexe. Cette technique est pratiquée par tous les hypermarchés.

P.M. : Doit-on forcément s’inspirer des expériences des autres ?

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B.A. : Tilt Ideas est plutôt anti-benchmark (observations des pratiques dans un secteur d’activité proche du sien, N.D.L.R.) réalisé sur son marché. Il produit du copier-coller et non du copier-coller intelligent. On se borne à copier la concurrence. Du coup on se retrouve suiveur et non preneur d’initiatives. Quand on s’inspire d’un univers différent de son marché, on peut devenir initiateur. Pour cela, il faut arrêter d’oublier sa casquette de consommateur sur son lieu de travail. Si le pharmacien repère une initiative opportune en faisant ses courses chez Monoprix le week-end ou en prenant le métro le soir, il peut la transposer dans son point de vente. Il la prend en photo et en parle à son équipe le lendemain. On peut aussi réunir les salariés une fois par mois pour partager ces repérages issus de la pratique du quotidien, et les initiatives découvertes dans les médias. Il est important de ritualiser ce principe. L’innovation, ce n’est pas pour quand j’aurai le temps, l’argent, l’équipe… Au contraire, c’est un réflexe du quotidien […]

P.M. : Comment trouver les bonnes idées ?

B.A. : Une posture consiste à doter les collaborateurs d’un peu temps pour penser le futur, identifier les zones d’opportunités pour innover. Aujourd’hui les journées sont chargées dans les entreprises. Et en général le manque de temps cache une absence d’envie. Une autre posture vise à instaurer le réflexe de se demander, tous les jours, quelle nouvelle initiative apporter à ses clients pour améliorer la qualité du service efficacement.

P.M. : Pourquoi ne pas le demander directement à la clientèle ?

B.A. : On peut bien sûr poser la question à ses clients. Cela ne prend pas forcément la forme d’une enquête de satisfaction via un sondage. Au moment où la personne se présente à la caisse, on peut l’interroger : « Vous qui êtes fidèle à mon officine, qui connaissez mon équipe, de quels changements auriez-vous envie ici pour vous rendre service et vous faciliter la vie ? » Ou pourquoi pas organiser une sorte de journée portes ouvertes, pendant une heure, autour d’un café un samedi matin pour dialoguer avec les patients ? C’est une opportunité pour le pharmacien d’expliquer qu’il a à cœur d’améliorer la qualité de son service et d’inciter ses clients à s’exprimer, se plaindre, à dire si le merchandising est assez clair… Il ressort toujours quelque chose d’utile de ce genre de dialogue.

P.M. : Une autre astuce ?

B.A. : Je propose le rapport d’émerveillement à l’occasion d’un nouveau recrutement. Il s’agit de demander au nouveau venu de noter pendant un mois ce qui l’étonne, en positif et en négatif. Ensuite, il racontera à l’équipe ce qu’il a observé dans la façon de faire, dans la relation avec les clients, dans l’organisation de l’offre…

P.M. : Ces méthodes s’appliquent-elles aux petites équipes ?

B.A. : Oui, car ce n’est pas la taille de l’entreprise qui compte mais la personne à sa tête. Elle doit avoir suffisamment confiance en elle pour ne pas craindre de demander leur avis à ses clients ou à une nouvelle recrue, même si elle se considère comme experte. La confiance en soi et envers les autres est un préalable essentiel. Si un manager a peur, ces postures participatives ne fonctionnent pas, on refuse de changer ce qui marche, d’être remis en question… Cela interdit le changement de regard.

P.M. : Faut-il être forcément présent sur Internet pour innover ?

B.A. : Aujourd’hui le législateur et les payeurs sont d’accord. Il faut y aller à fond, notamment pour les produits du quotidien, sans ordonnance et faciles à acheter, à livrer à domicile. Le pharmacien indépendant doit essayer d’identifier les produits à vendre en ligne pour éviter à ses clients de se déplacer : cela leur rendra service et leur simplifiera la vie. Dans le cas d’un groupement, la stratégie dépendra de la philosophie du dirigeant : ouvrir les vannes ou y aller très progressivement.

P.M. : Difficile de piloter une pharmacie dans un univers médical qui change vite…

B.A. : Effectivement, nous avons observé une tendance que nous appelons « la fin des sachants ». On assiste à un déplacement des « sachants » vers la génération Ikea (le consommateur « travaille » en montant le produit). Cela commence à se confirmer dans le domaine de la santé, grâce à Internet. Le patient se renseigne avant de consulter. Le pharmacien pourrait profiter de cette tendance parce qu’il a pignon sur rue et qu’il est maître du jeu, contrairement aux laboratoires et aux médecins.

Comment réussir à créer de nouveaux services dans un point de vente — et a fortiori en pharmacie — pour magnifier l’expérience client ? Vous êtes prêt pour innover ? Suivez les conseils de Brice Auckenthaler.