Tous déprimés ?

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Publié le 2 mars 2002
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Les ventes d’antidépresseurs ont littéralement explosé ces dix dernières années en France. Notre société est-elle pour autant devenue dépressogène ? Doit-on parler de surconsommation ? Et quel est le rôle exact joué par les laboratoires pharmaceutiques ? Pas si simple de répondre quand on sait qu’un nombre important de dépressifs ne sont toujours pas soignés.

Un raz de marée. En 2020, la dépression représentera la seconde cause d’invalidité mondiale. En France, elle toucherait près de 9 % de la population. Plus alarmiste encore, la dernière étude du CREDES « Prévalence et prise en charge médicale de la dépression en 1996-1997 » annonce une prévalence de 15 %.

« Ce chiffre ne reflète certainement pas la réalité. Le questionnaire peu spécifique utilisé pour poser le diagnostic de dépression, la MINI (« Mini-international neuropsychiatric Interview »), permet certes de détecter des états d’âme, mais pas un état dépressif majeur », s’insurge Viviane Kovess, psychiatre* et directrice du département de recherche et d’étude en santé publique à la Mutuelle générale de l’Education nationale.

Tout le problème réside donc dans la définition même de la dépression, puisqu’il n’existe pas de marqueur physiologique stable capable d’attester ou non la présence d’un trouble. Où se situe alors la frontière entre un état de tristesse, succédant à un traumatisme récent, et un véritable état dépressif ? « Dans les cas limites, tout se joue à un critère près », témoigne le Pr Maurice Ferreri, chef du service de psychiatrie à l’hôpital Saint-Antoine (Paris).

Les femmes et les chômeurs d’abord

En France, comme dans d’autres pays d’Europe, le diagnostic repose sur la classification américaine des troubles mentaux : le célèbre DSM-IV (voir encadré). « On ne peut pas dire qu’il y ait aujourd’hui plus de dépressifs qu’il y a vingt ans. Je ne connais aucune étude utilisant un outil aussi rigoureux démontrant l’explosion des statistiques », affirme Viviane Kovess. Une étude américaine, réalisée sur 40 ans (« Stirling County »), fait d’ailleurs écho d’une prévalence de 5,3 % en 1952 et de… 2,9 % en 1992.

Reste que toutes les enquêtes montrent un taux de dépression plus élevé chez les chômeurs que dans la population active. Sans surprise, les catégories socioprofessionnelles les plus défavorisées sont aussi les plus touchées par le syndrome dépressif. « Confrontées à la dépression, les catégories intermédiaires et supérieures ont indéniablement plus de chance de s’en sortir que les personnes en situation précaire, relate Viviane Kovess. La stabilité de l’emploi est un facteur précieux de protection. En revanche, les individus fragiles psychologiquement et vivant dans des conditions défavorables (enfants handicapés, parent dément, chômage, précarité…) ne guériront jamais. » Une constatation qui explique en partie le taux impressionnant de 50 % de rechutes et qui pose le problème épineux de la nature même de la dépression. Biologique, psychologique ou sociale ? Le débat reste ouvert.

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En attendant, ce sont les femmes, quel que soit leur âge, qui sont les principales victimes de la dépression. « Sauf pour la catégorie des chômeurs où les chiffres des deux sexes se valent », précise Viviane Kovess. L’environnement socioprofessionnel des femmes peut s’avérer particulièrement dépressogène : divorcées élevant seules leurs enfants, emplois moins intéressants, difficulté d’allier travail et famille…

Si les données épidémiologiques ne font pas l’unanimité, une chose est certaine : les Français consomment de plus en plus d’antidépresseurs. Leurs ventes ont progressé de + 67 % au cours des années 1990. Championne d’Europe de la consommation de psychotropes en général, la France compte pourtant moins de dépressions caractérisées que ses voisins anglais par exemple.

Traitement antidépresseur efficace recherche malades…

Pourquoi cette apparente boulimie de médicaments ? « Parce que notre société a psychiatrisé les problèmes existentiels de nos contemporains », avance Philippe Pignarre dans son livre polémique Comment la dépression est devenue une épidémie. Historien, cet ancien responsable de la communication des laboratoires Delagrange et Synthélabo est aujourd’hui directeur des éditions Les Empêcheurs de penser en rond (tout un programme !). « Le psychisme a une plasticité extraordinaire ! Dans les maladies mentales, les patients s’adaptent à ce qu’on leur propose. On a appris aux gens à décrire les difficultés qu’ils rencontrent avec le vocabulaire qui caractérise la dépression »

Et Philippe Pignarre de pointer du doigt les gros titres de certains journaux féminins : « Comment détecter la dépression? », « Cette maladie qui peut vous atteindre »… Il estime que les laboratoires pharmaceutiques ont largement accompagné ce mouvement médiatique. Sa thèse : pour trouver une cible commerciale à leurs futurs antidépresseurs, ils doivent créer un nouveau marché avant même la sortie du produit. Loin de la démarche traditionnelle selon laquelle la recherche va s’efforcer de trouver un traitement actif à une maladie bien définie au préalable, c’est la mise au point de psychotropes qui détermine le type de syndrome à traiter.

Exemple : un laboratoire qui développe un antidépresseur capable d’inhiber la violence va chercher à occuper le marché de la dépression masculine, mobilisant ses troupes autour de la violence dans le couple, des colères masculines inexpliquées… Des articles vont fleurir un peu partout : « Votre mari est violent, n’est-il pas victime d’une dépression ? »… Les occasions d’être reconnu et traité comme dépressif sont ainsi de plus en plus nombreuses. Sans parler de certains patients qui veulent résoudre au plus vite un passage à vide et sont archidemandeurs de béquilles médicamenteuses. Lorsqu’ils vont mieux, les mêmes sont ensuite très réticents à l’idée d’arrêter leur traitement.

Prozac et Deroxat parmi les dix produits les plus prescrits

« La démarche des industriels se montre d’autant plus facile qu’il n’est pas nécessaire de convaincre tous les utilisateurs potentiels, mais seulement les psychiatres jouant un rôle influant auprès des généralistes qui prescrivent les trois quarts des antidépresseurs en France », assure Pierre Pignarre. Une théorie que conteste le Pr Henri Lôo, chef de service à l’hôpital Sainte-Anne (Paris) : « Il ne s’agit pas de surconsommation mais d’une médicalisation légitime et judicieuse. Nous avons pour seul objectif de bien traiter les dépressions. Si nous consommons beaucoup, nous obtenons aussi de meilleurs résultats. »

Et si la pression médiatique avait levé certains tabous ? L’effet « pilule du bonheur » a en effet incité nombre de patients à se traiter, mais a fait flamber le nombre de prescriptions émanant des généralistes. Prozac et Deroxat figuraient d’ailleurs dans la liste des dix produits remboursés les plus prescrits en 1999. En outre, nombre d’antidépresseurs possèdent des extensions d’AMM dans l’anxiété généralisée, les troubles obsessionnels compulsifs et les phobies graves, ces indications satellites contribuant à ce rythme soutenu de prescription.

Il faut rappeler enfin que les antidépresseurs de nouvelle génération, beaucoup plus faciles à manier que leurs ancêtres les IMAO et les imipraminiques, ont révolutionné la prise en charge de la dépression. « Attention, il ne faut pas profiter de la bonne tolérance des sérotoninergiques pour tomber dans la facilité de prescription !, met en garde le Pr Ferreri. Si le diagnostic n’est pas évident, mieux vaut revoir le patient que d’instaurer un traitement pour une simple déprime passagère. »

* Coauteur de « Santé mentale 2000 » et « Planification et évaluation des besoins en santé mentale » parus aux éditions Flammarion Médecine-Sciences.

« DSM-IV » : la référence

Le « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders » reste, depuis la sortie de la première version en 1952, une référence pour diagnostiquer une dépression. Le « DSM-IV », utilisé actuellement, date de 1994. Un patient souffre d’un épisode dépressif caractérisé si parmi les neuf symptômes suivants au moins cinq existent depuis deux semaines, l’un des deux premiers étant obligatoirement présent :

– Le patient se plaint d’humeur dépressive continuelle.

– Le patient dit qu’il n’a plus d’intérêt ou de plaisir pour aucune activité.

– Le patient présente un trouble de l’appétit net et continuel ou un changement de poids (en plus ou en moins) de 5 % au moins durant le dernier mois.

– Le patient se plaint de troubles du sommeil (insomnie ou hypersomnie).

– Le patient présente une agitation ou un ralentissement psychomoteur net et objectif.

– Le patient se plaint de fatigue.

– Le patient se sent coupable de manière inappropriée ou excessive.

– Le patient a des difficultés de concentration.

– Le patient a des « idées noires ». Il pense à la mort, au suicide.

De plus, il est nécessaire que les symptômes ne puissent pas s’expliquer par un événement traumatisant récent (moins de 15 jours), comme un deuil.

En France, les études réalisées à partir du DSM donne une prévalence entre 3,5 et 4 %.

De la dépression au suicide

La dépression est le trouble psychiatrique le plus souvent associé au suicide (40 à 85 % des cas). Environ 15 % des déprimés passent à l’acte, le taux de suicide augmentant avec l’âge (un épisode dépressif majeur est diagnostiqué chez 80 % des suicidés de plus de 74 ans contre 3,1 % à 29,4 % chez les plus jeunes). Des statistiques alarmantes qui, selon le psychiatre Edouard Zarifian (photo), auteur du Prix du bien-être, ont été largement diffusées par les laboratoires aux prescripteurs afin de les convaincre à traiter les signes précoces des troubles dépressifs ou d’un simple mal-être pour éviter des problèmes plus graves. « Le désir légitime de protéger ses patients peut pousser le médecin à diagnostiquer une dépression et à prescrire des antidépresseurs là ou le tableau clinique requis par les psychiatres pour définir la dépression ne serait pas forcément présent », avance-t-il. Ainsi, une étude réalisée en 1995 auprès de 79 médecins généralistes, sur le diagnostic de « dépression » donnant lieu à traitement effectué pour 682 patients montre, que les trois symptômes les plus souvent cités par les médecins comme caractéristiques d’une dépression sont l’insomnie (31,8 %), la fatigue (29,9 %) et l’anxiété (24,6 %). Au-delà de ces surprescriptions, Viviane Kovess est convaincue que le suicide est le seul moyen de sensibiliser patients, thérapeutes et pouvoirs publics pour optimiser la prise en charge de la dépression.