Biomatériaux : le marché qui valait 457 milliards d’euros

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Publié le 18 mai 2002
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Des implants cardiaques à la rétine artificielle en passant par le foie et le pancréas bioartificiels, l’homme de demain sera sous haute technologie…

Notre société sait désormais réparer l’homme à l’aide de pièces de rechange ultraperfectionnées comme elle le ferait pour une machine. Des implants cardiaques aux prothèses de hanche en passant par les greffes de cornée, les avancées technologiques et scientifiques de ces dernières années ont produit profusion de « pièces de rechange » pour le corps humain. Face à la médiatisation de chaque nouveau matériau aux applications médicales révolutionnaires, qu’en est-il réellement des progrès effectués ces dernières années dans le champ de la substitution d’un organe fonctionnellement défectueux ? Quelles conséquences éthiques mais aussi économiques engendrent ces prouesses technologiques ? Autant de questions posées par les spécialistes réunis lors des Journées économiques du Mans sur le thème : « Les pièces de rechange du corps humain : une grande industrie pour demain ».

Les progrès scientifiques, médicaux et technologiques ont repoussé les limites dans de nombreuses disciplines et non des moindres, notamment la chirurgie cardiaque, l’orthopédie, la stomatologie ou l’ophtalmologie. De nouveaux matériaux, la chirurgie minimalement invasive, les techniques de microchirurgie, les nouveaux concepts thérapeutiques, l’immunosuppression, la conservation d’organes et la transplantation ont considérablement modifié le champ d’investigation médicale des « pièces de rechange » du corps humain. Le profil des patients susceptibles de prétendre à ces prothèses ou implants a également évolué. Appareillés plus jeunes ou pour plus longtemps du fait de l’allongement de l’espérance de vie, ils sont aussi plus exigeants quant à la qualité de vie et à l’esthétisme des prothèses.

80 000 prothèses de hanche chaque année en France

Selon les spécialistes, le bilan est plutôt mitigé quant aux gains réels des progrès effectués en orthopédie. Certes, de nouveaux matériaux offrent techniquement des qualités intrinsèques idéales a priori, mais le passé a montré que seule l’épreuve du temps permettait de connaître la validité d’un procédé ou d’un matériau. « La prothèse idéale doit être biocompatible, biodurable et biofonctionnelle », a rappelé Bernard Régnier, chirurgien au Mans.

Les prothèses articulaires représentent plus de 50 % de l’activité orthopédique aujourd’hui. Cette chirurgie récente est devenue courante, on opère de plus en plus tôt et de plus en plus tard, avec un chiffre annuel en France de 80 000 prothèses de hanche et 35 000 de genou. Si rien n’est parfait, on peut toutefois espérer retrouver dans 90 % des cas une vie normale pour une quinzaine d’années avec une prothèse de hanche ou de genou. « La biodurabilité est loin d’être acquise, a ajouté Bernard Régnier. La chirurgie prothétique est toujours en pleine croissance, mais les prothèses ont une durée de vie limitée et la prothèse idéale n’existe pas. Il faut se méfier des modes et seul le temps permettra de juger des évolutions techniques. »

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Toutefois les expériences très encourageantes menées sur les substituts osseux et la reconstitution osseuse pourraient être une des solutions d’avenir de l’orthopédie mais aussi de la stomatologie et de la chirurgie du rachis. « L’ingénierie tissulaire osseuse a pour but de réparer le tissu osseux grâce à des substituts tissulaires incluant des éléments vivants. Les cellules-souches adultes offrent des perspectives prometteuses, a expliqué le Dr Pierre Hardouin, de l’Institut de recherche sur les biomatériaux et les biotechnologies (Berck). Une des possibilités est de recourir à des biomatériaux hybrides qui associent une matrice – par exemple une céramique poreuse – et des cellules ostéoprogénitrices [constitutives de l’os]. » En matière de réparation osseuse, les produits injectables bénéficient d’un intérêt croissant. « Dans le cadre de l’ostéoporose, cause d’écrasement des vertèbres, on peut ainsi injecter un matériau pour reboucher la vertèbre », explique encore Pierre Hardouin. Plusieurs études précliniques chez l’animal visent actuellement à explorer la biofonctionnalité de divers matériaux sur ce concept de substituts osseux injectable.

Des puces électroniques dans les globes oculaires

Autre domaine dans lequel les nouvelles technologies appliquées au biomédical sont prometteuses : le traitement du diabète, avec une expérimentation menée par le Centre européen d’étude du diabète. « La thérapie cellulaire offre en effet une solution biologique au traitement du diabète de type 1, a confirmé le Dr Alain Belcourt, directeur de recherche à L’INSERM de Strasbourg. L’objectif est de mettre au point un pancréas bioartificiel en vue de la greffe d’îlots de Langerhans [amas de cellules du pancréas chargés de sécréter l’insuline notamment] protégés contre le rejet par une membrane d’encapsulation semi-perméable. »

L’ophtalmologie n’est pas en reste en terme d’avancées technologiques, notamment grâce à la technique de chirurgie réfractive. 50 000 greffes de cornée ont lieu chaque année en France et permettent de corriger pratiquement tous les défauts de vision, excepté la presbytie. La rétine artificielle fait aussi l’objet de nombreuses expérimentations. « L’implantation de puces électroniques a d’ores et déjà été tentée aux Etats-Unis sur quelques patients, indique le Jean-Marc Legeais, ophtalmologue à l’Hôtel-Dieu (Paris). Parallèlement, le bioengeneering tissulaire constitue une autre voie de recherche. Les deux solutions pourraient donner des applications concrètes dans les cinq ans à venir pour des patients aux profils différents. »

Mais tous ces progrès scientifiques recouvrent des enjeux sociétaux importants. « La chirurgie cardiaque constitue un marché d’avenir dans les pays développés qui nécessitera rapidement des choix clairs en termes de santé publique, a prévenu le Pr Jean-Noël Fabiani, de l’hôpital Georges-Pompidou. Les récents implants lancés sur le marché bénéficiant des dernières avancées technologiques et thérapeutiques ont un coût très élevé, situé entre 45 735 et 76 224 Euro(s) l’unité. Il faudra donc déterminer une politique de santé publique claire et décider si c’est au patient d’acheter son implant cardiaque ou non. »

A ces questions d’ordre économique s’ajoutent des questions d’éthique. « Comment éviter les écueils de l’éthique médical qui consisteraient à considérer l’homme réparé sous le seul angle somatique ?, questionne Rosy Eloi, P-DG de Biomatech (société de services pour les fabricants de dispositifs médicaux). Les avancées technologiques posent aussi le problème des inégalités entre le monde occidental et les pays en voie de développement face au droit à la santé. »

Les biomatériaux : une longue histoire

L’utilisation de matériaux, implantés ou non, à des fins thérapeutiques remonte à l’Antiquité. Le premier pied artificiel date de 2300 avant J.-C. en Egypte, la première main de 2000 avant J.-C. Certaines momies portent les traces d’obturations de la boîte crânienne après trépanation, effectuées au moyen de matériaux métalliques ou de pierres taillées. Plus tard, Léonard de Vinci (1452-1519) réalisa le schéma d’une prothèse d’oeil, tandis qu’Ambroise Paré (1509-1590) inventa la ligature des artères substituée à la cautérisation au fer rouge lors des amputations. Ce n’est qu’au XIXe siècle que des matériaux biorésorbables réalisés à partir de boyaux d’animaux ont été utilisés couramment pour les sutures. L’utilisation de matériaux spécifiques n’est devenue systématique qu’après la Seconde Guerre mondiale, notamment en chirurgie orthopédique et traumatologique avec l’emploi de clous et de plaques métalliques pour résorber les fractures. La mise au point dans les années 50 de prothèses articulaires de la hanche, de stimulateurs cardiaques implantés et l’utilisation massive des polymères ont constitué un progrès décisif. Aujourd’hui, le marché des biomatériaux représente 457 milliards d’euros, un peu plus de 3 milliards en France. – N.F.