Cancers : comment réhumaniser la prise en charge ?

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Cancers : comment réhumaniser la prise en charge ?

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Publié le 30 mars 2025
Par Florence Dijon-Leandro
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La prise en charge des cancers est souvent très codifiée, au risque d'oublier l'humain derrière le patient. Flora Bastiani, maîtresse de conférences en éthique de la santé à l’université de Toulouse, analyse les causes de cette déshumanisation et propose des solutions concrètes pour améliorer le parcours de soins.

Au comptoir, les patients atteints de cancer expriment souvent un sentiment d’abandon et de solitude. Partagez-vous ce constat ?

Flora Bastiani© DR – Flora Bastiani
Flora Bastiani : En effet, c’est un sentiment ressenti par de nombreux patients aussi bien en ville qu’à l’hôpital, en cancérologie bien sûr, mais, en réalité, dans toutes les spécialités médicales. Les personnes que vous évoquez expriment des frustrations liées à la rapidité des consultations ou à la difficulté de parler de leurs préoccupations. Elles sont effectivement représentatives de ce que vivent beaucoup de patients. S’ils choisissent la pharmacie pour exprimer leurs difficultés, c’est que l’officine représente un lieu d’écoute et de confiance dans leur parcours de soins.

Les soignants sont-ils fautifs ?

F. B. : Non, la déshumanisation des soins oncologiques est aussi subie et largement rapportée par les professionnels de santé eux-mêmes et les personnels paramédicaux. La dimension relationnelle est inhérente à ces métiers, mais l’organisation des services de santé dépend de l’orientation donnée par les établissements. La difficulté des soignants à trouver leur place dans cette organisation a des répercussions importantes sur la qualité relationnelle. Un soin humain, c’est un soin dans lequel le patient est perçu en tant que personne et pas uniquement en tant que malade, mais c’est aussi un soin dans lequel le professionnel se retrouve lui-même. Il doit avoir les moyens de prodiguer un soin qui correspond à ses valeurs. Et ce n’est pas toujours les cas.

Le problème vient-il de notre médecine, toujours plus technique, toujours plus spécialisée ?

F. B. : La médecine moderne repose sur un grand nombre de techniques complexes, mais selon moi, il ne faut pas rejeter la technique sous prétexte qu’elle déshumaniserait la relation. Il y a d’ailleurs un courant de pensée qu’on appelle l’éthique du « care » (soin, en anglais), qui a tendance à désolidariser le soin et la technique, mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette idée. En fait, c’est plutôt l’inverse. Gardons à l’esprit que la technique est un soin. N’oublions pas que c’est par elle que le patient entre en relation avec le soignant, sinon cette rencontre et cet échange n’auraient pas lieu. Cela étant dit, il y a en effet beaucoup de travail à faire pour améliorer cette rencontre et cet échange, aussi bien du point de vue du patient que du soignant.

Finalement, comment en est-on arrivé là ?

F. B. : Les raisons de cette déshumanisation sont multiples, mais globalement, si on se positionne du côté de l’hôpital, ce sont des choix qui sont faits au niveau de la direction et qui répondent à des critères de rentabilité plutôt que de qualité des soins. On parle de philosophie, mais c’est finalement assez politique tout ça !

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Et puis, il y a l’idée très présente dans l’imaginaire collectif que les gens qui travaillent dans le domaine de la santé font ce métier par vocation, ce qui leur permettrait de mieux accepter les difficultés, presque sans broncher.

Est-ce que le problème vient de la formation des soignants ?

F. B. : Oui et non. Il est clair qu’il serait intéressant de développer les sciences humaines au cours des études de santé, mais lorsqu’elles sont déjà prévues dans le cursus, elles peuvent entraîner le sentiment qu’il y a une espèce de grand écart entre les études et la réalité. L’exemple que je connais bien est la formation des infirmières. Au cours de leur formation, on leur propose de nombreux cours sur la façon d’administrer un soin, la bientraitance, l’empathie, etc. Mais une fois sur le terrain, elles se retrouvent dans des conditions de travail qui ne leur permettent pas de respecter ces principes. Elles peuvent avoir l’impression qu’on leur a menti, alors qu’en réalité on leur a enseigné les bonnes pratiques.

Quelles sont vos propositions pour réhumaniser la prise en charge ?

F. B. : L’urgence, c’est déjà de limiter le nombre de patients par professionnel de santé. Cela existe déjà dans le domaine des soins critiques, mais cela mériterait d’être généralisé. L’équation est simple : maintenir un même nombre de soignants avec une demande de soins qui s’accroît est illogique. Plus il y a de demandes, plus il doit y avoir de temps dédié et donc de soignants.

Le but n’est pas forcément de rallonger les consultations, mais d’offrir à chaque patient un temps de qualité. Or, la disproportion entre le nombre de soignants et le nombre d’actes à réaliser entraîne une amplification du phénomène : la difficulté de l’exercice implique une crise des vocations, un turnover majoré et, finalement, les établissements peinent à recruter. À l’inverse, offrir aux professionnels des conditions de travail humaines produit un cercle vertueux : une qualité de soins améliorée, une stabilité des équipes, une insertion professionnelle moins difficile.

L’autre urgence est de permettre aux soignants d’avoir du temps pour eux, pour se former, échanger avec d’autres professionnels de santé, participer à la recherche, etc. Ce n’est pas du temps perdu, bien au contraire ! Cela permet de motiver, ou de remotiver les équipes, de les fidéliser, de donner du sens au quotidien… Et cela se répercute sur la qualité des soins apportés aux patients.

Qu’est-ce que la « simulation en santé » et comment peut-elle contribuer à mieux appréhender les patients atteints de cancer et leurs aidants ?

F. B. : La « simulation en santé » est une méthode pédagogique qui reproduit des situations de soins réalistes pour former les soignants. Cette approche est particulièrement pertinente, car la rencontre avec le patient est un moment où l’on passe de la théorie à la pratique ! Si pendant longtemps, on considérait que l’expérience seule suffisait, aujourd’hui, aussi bien la formation initiale que continue s’appuient de plus en plus sur divers dispositifs et exercices afin, d’une part, d’éviter que le patient ne devienne un cobaye, et, d’autre part, pour interroger les pratiques. L’oncologie est un domaine où la simulation en santé a toute sa place, notamment lorsqu’il s’agit d’annoncer la maladie ou d’annoncer un décès aux proches. Elle permet également d’apprendre à joindre la parole au geste technique, à travailler en équipe et à mieux communiquer, dans l’intérêt de tous, soignants et soignés.

En pratique, à l’officine

Tous les officinaux l’ont vécu au moins une fois : un patient qui sort du service d’oncologie avec son diagnostic et se présente au comptoir avec ses nombreuses ordonnances avant de démarrer sa chimiothérapie. Comment se comporter ? Que faire ? Que dire ? Voici quelques pistes.

  • Mettre de côté ses idées reçues : le cancer n’est pas synonyme de mort ; le cancer n’est pas contagieux ; le cancer est rarement héréditaire.
  • Adapter sa posture : les patients atteints de cancer n’ont pas besoin de pitié, mais d’empathie. Cela passe par comprendre leurs inquiétudes et leurs besoins, tout en gardant le recul nécessaire pour les accompagner efficacement.
  • Informer l’équipe : prévenir l’ensemble des membres de l’équipe que tel patient vit telle situation en ce moment, afin d’éviter les impairs et pour qu’il se sente accompagné, quel que soit son interlocuteur.
  • Rester professionnel : une bonne maîtrise des traitements est indispensable, afin de conseiller au mieux le patient. Veiller à actualiser les connaissances de l’équipe, si besoin. Proposer des entretiens pharmaceutiques si la situation s’y prête.
  • Accueillir dans un espace de confidentialité : pour mettre à l’aise le patient, prendre le temps d’expliquer les traitements et répondre à toutes les questions.
  • Proposer des contacts utiles : les coordonnées d’une infirmière, d’une psychologue, d’une socio-esthéticienne, d’une association de patients.
  • Garder le contact : entre deux rendez-vous à l’hôpital, l’officine doit devenir un repère pour le patient et ses proches, un lieu où ils peuvent venir chercher de l’information, des conseils et du soutien.

À écouter

Le podcast « Penser la santé », créé par Flora Bastiani, explore les enjeux éthiques et sociétaux liés au liés au monde médical et au parcours de soins.