3/6 – Profils particuliers : adapter le traitement par anticoagulants

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3/6 – Profils particuliers : adapter le traitement par anticoagulants

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Publié le 10 avril 2025 | modifié le 11 avril 2025
Par Maïtena Teknetzian
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La pharmacologie des anticoagulants oraux peut être modifiée par de nombreux facteurs liés au patient et à son environnement. Voici 4 mises en situation sur des profils à risque et la posture à adopter pour réduire l'iatrogénie de ces molécules.

Cas 1 : un patient dénutri

Depuis le décès de sa femme, Raoul R., 82 ans, n’a plus d’appétit et a perdu du poids. Très inquiète, Véronique, sa fille, lui a proposé de venir passer quelques jours chez elle pour lui changer les idées. Elle vient cet après-midi acheter des mèches hémostatiques pour son père qui saigne du nez. Ne connaissant pas M. R., la pharmacienne s’enquiert des médicaments qu’il prend. « Il a plein de médicaments pour son cœur. D’ailleurs, je vous ai apporté sa carte Vitale », précise Véronique. La consultation du dossier pharmaceutique de M. R. révèle des dispensations régulières d’amiodarone 200 mg, de nébivolol 5 mg, d’atorvastatine 10 mg, d’acénocoumarol 4 mg et de furosémide 20 mg.

Analyse du cas

Les antivitamines K (AVK) constituent l’une des classes thérapeutiques les plus impliquées dans la survenue d’accidents iatrogènes, en particulier chez les patients âgés. Ceux-ci sont notamment susceptibles de survenir dans un contexte de bouleversements dans la vie quotidienne du patient (déménagement, deuil, etc.) ou de modification de son apport alimentaire. De fait, les gingivorragies de M. R. constituent un signe d’appel de surdosage en acénocoumarol, lequel doit être suspecté chez ce patient âgé et vraisemblablement dénutri. Concernant 4 à 10 % des personnes âgées vivant à domicile, la dénutrition n’est pas sans conséquence sur la tolérance aux médicaments, en particulier ceux à forte affinité pour les protéines plasmatiques. En effet, le taux de protéines plasmatiques diminue en cas de dénutrition, avec pour conséquences une augmentation des formes libres des médicaments à forte affinité pour l’albumine et une majoration de l’effet de ces derniers. Or, les AVK, très liposolubles, ont une forte affinité pour l’albumine (les formes liées à l’albumine représentent 98,7 % des formes plasmatiques d’acénocoumarol) et sont donc plus actifs en cas d’hypoalbuminémie et de dénutrition. Ainsi, l’utilisation des AVK chez le patient âgé fait l’objet de recommandations particulières : évaluation des fonctions cognitives du sujet, ainsi que du contexte psychologique et social lors de la mise en route du traitement ; diminution de la posologie initiale de moitié par rapport aux adultes jeunes ; réévaluation du rapport bénéfice/risque tout au long du traitement ; surveillance de l’international normalized ratio (INR) au moins 1 fois par mois et réajustement de la dose en cas de maladie intercurrente, de modification du traitement ou de l’apport alimentaire avec une vigilance accrue en cas d’hypoprotidémie.

Attitude à adopter

Après s’être assurée que M. R. n’avait pas pris d’anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) ou d’aspirine en automédication, la pharmacienne explique à Véronique que sa perte de poids peut expliquer un surdosage en anticoagulant, à l’origine de l’épistaxis. Elle préconise donc une consultation médicale dans les plus brefs délais pour un contrôle de l’INR et une éventuelle adaptation posologique de l’AVK, mais aussi pour évaluer l’état psychologique et nutritionnel de M. R.

Attention : Les AVK ont un fort potentiel iatrogène, en particulier chez les patients de plus de 65 ans. La surveillance doit être renforcée chez ces derniers, du fait d’un risque accru de surdosage, notamment en cas de modifications majeures de l’apport alimentaire.

Alimentation et AVK

  • L’alimentation d’un patient traité par AVK doit avant tout être équilibrée. Le jeûne et la dénutrition augmentent l’effet anticoagulant.
  • D’autre part, le jus de pamplemousse, inhibiteur enzymatique, interfère avec le métabolisme hépatique des AVK, exposant le patient à un risque d’hémorragie. Il convient d’en avertir le patient et de lui en déconseiller la consommation excessive, d’autant qu’il n’existe pas de données précises sur les volumes de jus de pamplemousse à partir desquels cette interférence alimentaire est significative.
  • De même, la cranberry, l’ail, le boldo et le ginseng, et certains compléments alimentaires à base d’acide oméga-3 issus d’huile de poisson, ou de glucosamine, potentialisent les effets des AVK.
  • Si certains aliments comme les choux de Bruxelles, les brocolis, les épinards, les asperges, la laitue, le cresson, le chou-fleur ou encore les abats (foie de veau, notamment), sont des sources non négligeables de vitamine K, ils ne sont plus interdits comme ils l’ont pu l’être par le passé. Ils sont même recommandés car source d’autres vitamines. Par ailleurs, un régime sans vitamine K potentialise l’effet des AVK et n’est pas souhaitable. Il faut donc préconiser une alimentation variée amenant de la vitamine K en quantité régulière pour permettre au traitement AVK de s’équilibrer facilement en fonction de cet apport constant. En revanche, il faut être vigilant sur certains aliments fermentés comme la choucroute et le nattō (soja fermenté), très riches en vitamine K du fait de la fermentation, et qui, consommés le plus souvent de façon ponctuelle et parfois excessive, constituent un apport brutal et massif de vitamine K risquant de déséquilibrer le traitement.
  • Enfin, la consommation d’alcool interfère également avec le traitement AVK : si les intoxications aiguës potentialisent l’effet anticoagulant et font courir un risque hémorragique majeur au patient, une consommation même minime peut avoir des répercussions chez des patients sensibles.

Cas 2 : quand il fait chaud

Huguette L., 81 ans, 67 kg, est traitée par rivaroxaban (20 mg par jour) pour prévenir les complications d’une fibrillation auriculaire. Très proche de sa grand-mère, Kevin, 19 ans, a profité de son mois d’août pour passer lui rendre visite tous les jours. Un matin, Kevin est allé à la pharmacie acheter une brosse à dents douce et un dentifrice pour gencives sensibles, car Mme L. se plaignait depuis 3 jours de saignements gingivaux. « Avec la chaleur qu’il fait en ce moment, ce n’est pas étonnant que Mamita saigne en se brossant les dents, décrit le jeune homme. Elle doit avoir la bouche sèche et les gencives irritées. En plus, elle ne boit pas beaucoup, alors que, moi, j’ai tout le temps soif ! ».

Analyse du cas

Il faut être attentif aux gingivorragies survenant chez un patient traité par anticoagulant, qui ne doivent pas être imputées à tort à un brossage des dents trop vigoureux ou à une brosse à dents trop dure, mais qui doivent alerter et faire évoquer une origine iatrogène. En période caniculaire, il convient de suspecter une déshydratation susceptible d’altérer la fonction rénale (par hypoperfusion rénale entraînant une diminution du débit de filtration glomérulaire), d’entraver la correcte élimination du rivaroxaban et d’augmenter ses concentrations plasmatiques. En effet, cet anticoagulant oral direct (AOD) est éliminé pour un tiers par voie rénale sous forme inchangée. La moitié de la fraction métabolisée est éliminée également dans les urines. D’après le résumé des caractéristiques du produit (RCP), les concentrations plasmatiques de rivaroxaban sont respectivement multipliées par 1,4, 1,5 ou encore 1,6 en cas d’insuffisance rénale légère, modérée ou sévère, et l’inhibition du facteur Xa est quant à elle multipliée par 1,5, 1,9 ou encore 2. Ainsi, l’usage du rivaroxaban doit être prudent chez l’insuffisant rénal et la posologie adaptée dans certains cas. Dans la prévention des accidents vasculaires cérébraux et des embolies systémiques dans un contexte de fibrillation atriale, si la clairance rénale est inférieure ou égale à 49 ml/min, la dose de rivaroxaban à utiliser est de 15 mg par jour au lieu de 20 mg par jour. L’usage du rivaroxaban n’est pas recommandé si la clairance rénale est inférieure à 15 ml/min. En période de fortes chaleurs, la fonction rénale des patients âgés risque de se dégrader rapidement avec des conséquences pour tous les médicaments à élimination rénale, dont les anticoagulants oraux directs. En cas de suspicion de déshydratation, la fonction rénale doit donc être impérativement contrôlée pour s’assurer que le patient n’est pas devenu inéligible au traitement ou envisager une adaptation posologique.

Attitude à adopter

La pharmacienne explique à Kevin que les gingivorragies de sa grand-mère peuvent être dues à son traitement anticoagulant et qu’elles ne doivent pas être banalisées. Elle juge nécessaire d’en avertir le médecin par téléphone. Celui-ci propose un rendez-vous pour Mme L. dans l’après-midi et envoie par messagerie sécurisée une ordonnance d’analyses (bilan rénal et numération de formule sanguine) à faire d’ici la consultation. La pharmacienne explique à Kevin que les personnes âgées perdent la sensation de soif et qu’il est impératif d’inciter Mme L. à boire régulièrement même « sans soif ».

Attention : Chez une personne âgée traitée par anticoagulants oraux directs (AOD), il faut s’assurer que la fonction rénale reste stable, en particulier en cas de forte chaleur, qui expose au risque de déshydratation, d’altération de la fonction rénale et d’hémorragie liée à un surdosage en AOD.

Cas 3 : M. A. a du mal à avaler ses gélules

Roger A., 77 ans, est traité par dabigatran, une gélule à 150 mg 2 fois par jour. Aujourd’hui, son épouse vient demander conseil : « Depuis qu’il a fait son accident vasculaire cérébral, Roger a des troubles de la déglutition et, certains jours, il a vraiment du mal à avaler ses gélules d’anticoagulant. Pensez-vous qu’il puisse les ouvrir ? ».

Analyse du cas

Les gélules de dabigatran doivent être avalées entières avec un verre d’eau, sans être mâchées ni ouvertes afin d’en faciliter l’administration, car cela expose à un risque de surdosage et de saignements. En effet, les études de pharmacocinétique ont révélé que la biodisponibilité orale du dabigatran pouvait être augmentée de 75 % lorsque l’enveloppe des gélules est ouverte.

Attitude à adopter

La pharmacienne explique à Mme A. qu’il ne faut surtout pas ouvrir les gélules de dabigatran. Elle conseille d’évoquer les problèmes de déglutition de Roger avec le prescripteur en vue d’une adaptation de son traitement. Le remplacement du dosage 150 mg par 2 gélules dosées à 75 mg qui sont plus petites pourrait être une alternative. La modification du traitement anticoagulant par une autre molécule, telle que l’apixaban ou le rivaroxaban, dont les comprimés peuvent être écrasés et mélangés à de l’eau ou de la compote de pomme, peut constituer aussi une option. Si celle-ci était retenue par le prescripteur, le relais du dabigatran vers l’apixaban ou le rivaroxaban serait simple à mettre en œuvre : le passage d’un anticoagulant oral direct à un autre se fait à l’heure prévue de la molécule remplacée.

À retenir : Les gélules de dabigatran ne doivent pas être ouvertes, car cela augmente sa biodisponibilité et le risque hémorragique.

Cas 4 : Albin est hypersensible

Albin J., 63 ans, 80 kg, a fait une thrombose veineuse profonde (TVP), dont le bilan étiologique a mis en évidence un syndrome des antiphospholipides. Il est traité par tinzaparine 14 000 UI/0,7 ml, une injection sous-cutanée de 0,7 ml par jour, et warfarine, 5 mg par jour, le soir. Cela fait 4 jours qu’il a commencé ce traitement. Cet après-midi, il vient chercher à la pharmacie la paire de bas de compression de classe III qu’il a commandée et en profite pour solliciter l’avis du pharmacien : « Je viens de récupérer mes résultats d’analyse. Et au labo, ils m’ont dit de contacter mon médecin. Est-ce grave ? », demande-t-il, en montrant un INR (international normalized ratio) à 2,9.

Analyse du cas

En cas de syndrome des antiphospholipides, maladie auto-immune rare, pouvant induire des thromboses, les AOD ne sont pas indiqués. Du fait de leur délai d’action, les antivitamines K (AVK) ne sont pas des médicaments d’urgence et ne peuvent être utilisées seules en traitement de la TVP en phase aiguë. Le traitement d’attaque fait appel aux injections d’héparine (ou de fondaparinux) relayées par un AVK. Celui-ci est introduit en général dès le 1er jour, afin de réduire la durée de traitement par héparine et limiter le risque de thrombopénie sévère. Le chevauchement héparine/AVK perdure jusqu’à ce que la cible d’INR soit atteinte sur 2 jours consécutifs. L’INR cible est entre 2 et 3 dans l’indication de TVP. Un premier contrôle d’INR effectué après la 3e prise d’AVK, c’est-à-dire le matin du 4e jour de traitement par warfarine dans le cas de M. J., permet de dépister une hypersensibilité individuelle : un INR supérieur à 2 annonce un surdosage à l’état d’équilibre et doit faire réduire la posologie des AVK. Ces anticoagulants sont des médicaments à marge thérapeutique étroite, fortement soumis à une métabolisation hépatique, dont la variabilité de réponse d’un individu à l’autre est en partie expliquée par des facteurs génétiques. Les dérivés coumariniques, à l’instar de la warfarine, sont métabolisés par le cytochrome P450 (CYP) 2C9. Des polymorphismes génétiques affectant la vitamine K réductase (ou VKORC1 pour vitamine K-epoxyde reductase complex 1), cible des AVK, ou le CYP2C9 sont à l’origine de cas d’hypersensibilité. En effet, certaines mutations de gène codant pour la VKORC1 (35 à 65 % des Caucasiens) expliquent que les AVK aient une plus grande affinité pour la vitamine K réductase, et donc inhibent davantage cette enzyme chez certains patients dits hypersensibles. De même, des mutations alléliques du gène codant pour le CYP2C9 (40 % des Caucasiens) modifient le métabolisme des dérivés coumariniques. Les métaboliseurs lents présentent un risque hémorragique plus élevé. Les effets des polymorphismes de VKORC1 et de CYP2C9 sur la sensibilité aux AVK sont cumulatifs, et nécessitent chez certains patients des doses de 20 à 80 % plus faibles que la dose initiale standard. Aux États-Unis, la Food and Drug Administration recommande un dépistage génétique avant l’instauration du traitement. En France, un dépistage systématique n’est à ce jour pas recommandé, mais un dépistage ciblé est indiqué en cas de suspicion d’hypersensibilité ou de résistance aux AVK, afin d’adapter les posologies ou d’orienter vers un traitement par AOD. Des scores prenant en compte les résultats génétiques ont été développés pour adapter individuellement les posologies chez les patients hypersensibles.

Attitude à adopter

La dose initiale de warfarine, probatoire, est habituellement de 5 mg (qui est cohérente pour ce patient compte tenu de son âge et de son poids). Pour autant, l’INR de M. J., au 4e jour de traitement, est trop élevé. Interrogé, M. J. dit n’avoir pris aucun autre médicament ni consommé du jus de pamplemousse, qui pourrait expliquer cette élévation. Il convient donc de suspecter une hypersensibilité d’origine génétique. Le patient doit impérativement communiquer ses résultats au prescripteur en vue d’une adaptation de la posologie de warfarine.

À retenir : Un INR supérieur à 2 au matin du 4e jour d’un traitement par AVK évoque une hypersensibilité individuelle, qui nécessite une adaptation à la baisse de la posologie.

Avec l’aimable relecture du Pr Ludovic Drouet, hématologue, professeur émérite des universités, référent médical du Centre de référence et d’éducation des antithrombotiques d’Île-de-France (Creatif) et de Claire Bal dit Sollier, directrice du Creatif.

Article issu du cahier Formation du n°3547, paru le 1er février 2025.

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