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Le design peut devenir un outil stratégique pour une entreprise

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Publié le 30 novembre 2016
Par Peggy Cardin-Changizi
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C’est l’un des designers les plus marquants et les plus en Vogue du moment. Matali Crasset cultive un style coloré loin des codes traditionnels. Et intègre une dimension sociétale dans son approche… Qu’elle nous fait découvrir. Ou comment mieux comprendre le design et son intérêt.

« Pharmacien Manager ». Comment êtes-vous passée du marketing au design ?

Matali Crasset. J’ai été attirée par le design très tardivement. Car je pensais que je ne pouvais pas exercer ce métier, ne venant pas d’un milieu culturel semblable. Pendant ma licence de commerce et marketing, j’ai eu comme « une révélation ». J’ai décidé de me réorienter et de me lancer. J’ai ensuite travaillé avec le designer italien Denis Santachiara à Milan, qui m’a confortée dans l’idée de liberté.

P.M. Que retenez-vous de votre expérience avec Philippe Starck ?

M.C. Starck, c’est presque une école à lui tout seul ! J’ai eu la chance de frapper à sa porte au moment où il recrutait et où on lui proposait l’aventure de Thomson multimédia. Ce fut un projet passionnant. J’étais l’inter-face entre Starck et Thomson multimédia, et j’ai eu la chance de diriger la structure du design intégré de Thomson, le Tim Thom. Pour un jeune designer, le fait de pouvoir faire de la production industrielle à grande échelle, en associant la technologie, l’image et le son, c’est très enrichissant.

P.M. Comment définiriez-vous le design aujourd’hui et quelle est son utilité ?

M.C. Sous prétexte de faire du design, on est souvent parti trop de travers dans plein de secteurs. Si avant le design pouvait résoudre des problèmes d’un point de vue esthétique, aujourd’hui il doit aller plus loin et prendre en compte l’innovation sociale, l’écologie… Il faut lui redonner un sens. Le design peut permettre de trouver de nouvelles logiques ou devenir un outil stratégique pour une entreprise. C’est avant tout la mise en œuvre d’une pensée et d’une réflexion. Plus qu’hier, le design a pour rôle de favoriser les changements de paradigme et d’intégrer de nouvelles logiques dans notre quotidien.

P.M. Avez-vous des exemples pouvant illustrer cette nouvelle approche ?

M.C. Je citerais la réalisation qui m’a le plus marquée : le Hi Hôtel à Nice. Patrick Elouarghi et Philippe Chapelet étaient des commanditaires de rêve. Ils voulaient créer quelque chose qui marque leur temps : pousser l’innovation et proposer une expérience. Cet hôtel se veut un lieu d’interaction entre les individus, grâce aux espaces communs qui favorisent la rencontre. En tant que designer, on n’a pas souvent cette latitude d’aller aussi loin dans les projets.

P.M. Peut-on donc affirmer que la place du design a évolué ces dernières années ?

M.C. Je pense que oui. Au départ, on était dans une culture d’ingénieur où primait la fonctionnalité. Puis avec les arts décoratifs, on a appris à sublimer la fonction. Et aujourd’hui, le design, c’est encore plus que ça. Au-delà de la fonction qui est un minimum syndical, j’entrevois de plus en plus ce métier, à travers les projets que je mène, comme celui d’un accoucheur. Il s’agit de moins en moins de mettre en forme de la matière. L’objectif est plutôt de faire émerger, de fédérer, d’organiser, autour d’intentions et des valeurs communes, des liens et des réseaux de compétences, de connivence, de socialité.

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P.M. Qu’entendez-vous par là ?

M.C. La majorité des projets sur lesquels je travaille actuellement mettent en évidence cette dimension de travail collectif et collaboratif. Je pense au récent projet de la Maison des Petits au 104 à Paris, aux Maisons Sylvestres pour le Vent des Forêts à Fresnes-au-Mont dans la Meuse, à l’école Le Blé en herbe à Trébédan en Bretagne avec la Fondation de France. Autre exemple, la Dar Hi à Nefta, une maison écologique dédiée au bien-être située dans le désert tunisien. Il y a une dimension de plus en plus locale qui m’intéresse.

P.M. Le design a-t-il sa place en pharmacie ?

M.C. Le design est partout, mais c’est avant toute une pensée et une réflexion. Il est à la fois dans les objets, dans les espaces de vente et surtout dans les interactions entre les deux. On peut faire entrer le design dans une pharmacie. On pourrait imaginer une graduation entre les médicaments les plus chimiques vers ceux plus naturels. Il faut appréhender l’officine sous un autre angle : un point de vente qui s’inscrit de façon consciente plus globalement dans la santé. La pharmacie actuelle ressemble souvent à une épicerie alors que c’est un lieu qui devrait nous aider à retrouver notre chemin avec notre corps, à reprendre en main notre santé…

P.M. Quand vous travaillez sur un projet, par quel « bout » commencez-vous ?

M.C. Je ne suis pas intéressée par l’objet en lui-même. Mais sur son potentiel de vie, son utilité. Les objets ne sont ni le centre, ni la finalité du processus de création. Ils figurent parmi une architecture, une scénographie, une exposition… Quel que soit l’univers, j’aime faire un petit pas de côté. Je m’échappe rapidement des contraintes. J’essaye de relier le projet à l’évolution de la société, aux convictions que j’ai dans mon for intérieur. Et une fois que j’ai trouvé la direction, je repasse le projet par le filtre de la demande initiale. Mais je me rattache toujours à l’humain. Comme disait Marc Augé, le design est de l’anthropologie appliquée.

P.M. Pourquoi la couleur est-elle si présente dans vos réalisations ?

M.C. Pour moi, la couleur, c’est la vie. Tout naturellement. C’est une évidence en fait. Il ne faut pas se l’interdire… Quand je choisis un orange ou un bleu, je ne me pose pas de question, j’ai l’impression d’utiliser la couleur qui correspond à la création, pour renvoyer un message de vie comme on devrait tout le temps le faire. C’est-à-dire sans limite et sans a priori.

P.M. Vous cultivez aussi un « look » bien à vous. Est-ce important de marquer sa différence dans le monde professionnel ?

M.C. Je ne le fais pas consciemment. J’ai essayé une multitude de coiffures avant d’en trouver une dans laquelle je me sente bien. Cette coupe au bol me correspond. Je respire bien avec. Il y a une ventilation naturelle. Cette idée m’est venue à l’école. C’est là qu’on se construit une approche, une personnalité, en expérimentant. J’ai essayé plein de looks et, d’un coup, celui-ci m’est apparu comme étant le bon. Et puis les gens ont accroché et cette coupe particulière est devenue ma marque de fabrique.

C’est pendant ses études de marketing que Matali Crasset s’est découvert la passion du design et a intégré l’école nationale supérieure de création industrielle (ENSCI). Elle a ensuite fait ses armes auprès de designers très connus (Denis Santachiara, Philippe Starck…) avant de fonder sa propre structure en 1998 à Paris, au cœur de Belleville. Depuis, elle a travaillé dans des univers éclectiques comme l’artisanat, le textile, l’hôtellerie, le commerce équitable… Dernier projet : le nouveau look des kiosques à journaux parisiens. à quand la pharmacie ?

L’INVITÉE

Matali Crasset, DESIGNER