Un système qui connaît des limites
Longtemps présentée comme l’arme ultime pour lutter contre la désertification médicale, la téléconsultation n’apporte en réalité qu’une réponse partielle à la pénurie de médecins selon certains experts.
Lorsqu’on lui demande si la téléconsultation représente toujours la solution pour remédier aux déserts médicaux, le Dr Jean-Philippe Kern, fondateur de l’Organisation territoriale de télémédecine (OTT) de la Meuse, répond sans détour : « Bien sûr que non. La solution, c’est de trouver des généralistes qui acceptent de s’installer sur tous les territoires où les populations n’ont plus de médecins traitants ou rencontrent des difficultés d’accès aux soins. » Vice-président commerce et marketing de Cegedim santé, qui équipe 700 officines avec sa solution Maiia, Emmanuel Bertrand est sur la même longueur d’onde : « La téléconsultation représente aujourd’hui moins de 4 % du total des consultations médicales. Elle ne réglera pas à elle seule tous les problèmes, à l’heure où de plus en plus de cabinets médicaux ferment sans trouver de repreneurs. » « D’autant plus que les médecins ne peuvent pas tout faire à distance, ajoute Christophe Wilcke, président de l’Union régionale des professionnels de santé (URPS) pharmaciens Grand Est et de la Communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) du Nord Meusien. Certains examens nécessitent une palpation. Et cela vaut aussi pour certaines spécialités médicales qui impliquent un face-à-face physique entre le spécialiste et son patient. » Chercheur au laboratoire Techniques, territoires et sociétés et auteur de l’ouvrage Le Praticien, le patient et les artefacts (éd. Les Presses des Mines), Alexandre Mathieu-Fritz estime, en outre, que la téléconsultation ne règle pas les inégalités territoriales d’accès aux soins : « 15 % de la population française souffrirait d’un défaut en matière de compétences numériques. L’expérience a aussi montré qu’installer des cabines de téléconsultation dans les villages ne fonctionnait pas lorsqu’il n’y avait personne pour accompagner les patients. Pour être efficace, une téléconsultation doit s’appuyer sur des dispositifs médicaux connectés, et autant que possible être triadique, avec à côté du patient, un professionnel de santé formé pour devenir les mains, les yeux, les oreilles et le nez du médecin à distance. »
Solution alternative efficace.
Si les experts s’accordent à dire que la téléconsultation ne permettra pas à elle seule d’éradiquer les déserts médicaux, tous reconnaissent en revanche qu’elle constitue une partie de la solution. « Tant que nous n’aurons pas comblé le déficit démographique de médecins, elle demeurera l’une des alternatives les plus efficaces, pointe le Dr Jean-Philippe Kern. Lorsque sur un territoire, des généralistes partent à la retraite sans être remplacés, elle évite la fuite des patients vers la ville la plus proche, fuite qui conduirait à terme à la fermeture de l’officine du village. » « La téléconsultation permet également de traiter 90 % des cas en médecine générale, et 95 % lorsque le dispositif intègre des outils connectés », indique Nathaniel Bern, cofondateur de Medadom, entreprise spécialisée dans le domaine. « Elle constitue, par exemple, une alternative intéressante pour les patients n’ayant plus de médecins traitants, pour les personnes âgées ayant des problèmes de mobilité, pour le renouvellement des traitements des patients en ALD [affection de longue durée, NdlR] stabilisés, ou pour décrypter les résultats d’une analyse biologique », complète Alexandre Mathieu-Fritz. « La désertification médicale est d’ailleurs toujours la raison qui incite les officines à investir dans une solution de téléconsultation, que ce soit en Lozère, en Seine-Saint-Denis ou dans les grandes métropoles où l’accès aux soins est parfois très compliqué », abonde Emmanuel Bertrand.
Dimension territoriale.
Pour Alexandre Mathieu-Fritz, le déploiement de la téléconsultation doit s’inscrire dans le cadre du parcours de soins coordonnés prévus par la réglementation. « La dimension territoriale est essentielle, car le médecin qui téléconsulte doit connaître la population qui vit sur son territoire, relève-t-il. Il doit aussi être en capacité, lorsqu’il a un doute sérieux, de proposer à un patient de venir le voir à son cabinet, ou de le revoir ultérieurement pour s’assurer par exemple de l’observance d’un traitement ou pour dissiper un doute. » « Sur notre plateforme, dans la majorité des cas, les médecins qui téléconsultent régulièrement le font avec leur propre patientèle pour accélérer la prise en charge, améliorer le suivi ou renouveler une ordonnance, résume Emmanuel Bertrand. Nous observons également que la téléconsultation se met de plus en plus en place à l’échelle des CPTS, en mobilisant le temps médical disponible pour les prises en charge de premier recours. La coordination s’organise aussi dans le cadre des MSP [Maisons de santé pluridisciplinaires, NdlR], les pharmacies qui proposent de la téléconsultation assistée devenant ainsi des points de soins relais pour les patients », développe-t-il.
Chez Medadom, les 500 médecins qui téléconsultent sur la plateforme sont libéraux ou salariés de centres de santé ou de maisons de santé. « Le nouvel agrément des sociétés de téléconsultation qui entrera en vigueur le 1er janvier prochain nous autorisera à salarier nos propres médecins. Cela nous permettra d’assurer le déploiement d’une solution pérenne dans les déserts médicaux, grâce à une meilleure répartition du temps médical sur ces territoires », assure Nathaniel Bern.
Accès aux soins optimisé.
Ce mode d’exercice n’a que des vertus, selon le Dr Jean-Philippe Kern, qui réalise entre 30 et 40 téléconsultations par jour en liaison avec une dizaine de pharmacies et six cabinets d’infirmiers. « Une téléconsultation dure en général vingt minutes. Pendant les dix premières minutes, je n’interviens pas. Le pharmacien dégrossit le tableau clinique du patient en prenant ses constantes, en l’interrogeant sur ses antécédents, ses allergies et ses traitements en cours. Lorsque la visio démarre, toutes les données du patient s’affichent sur mon écran. Je peux donc aller tout de suite à l’essentiel, en m’appuyant sur le pharmacien pour détecter des signaux que je ne pourrais pas voir à l’écran. Au final, cette organisation me permet d’optimiser mon temps médical. L’échange avec le patient durant une dizaine de minutes, je peux ainsi prendre plus de patients en rendez-vous qu’un médecin généraliste dans son cabinet », témoigne-t-il. Ce médecin travaille également en étroite collaboration avec la CPTS du Nord Meusien, dont il est le vice-président. « Après chaque téléconsultation, j’envoie un compte rendu au médecin traitant, explique-t-il. En accord avec mes confrères et consœurs, il m’arrive aussi de prendre des patients en ALD, dans le cadre d’un suivi, lorsqu’il n’y a pas d’absolue nécessité de consulter en présentiel. À l’inverse, lorsque je détecte des critères de fragilité chez un patient n’ayant pas de médecin traitant, je sollicite la CPTS pour qu’elle demande à un médecin de le recevoir en priorité. Au final, tout le monde y gagne. Je supplée les médecins débordés ou en vacances. Ceux-ci peuvent ainsi accepter de nouveaux patients, ce qui contribue à réduire les difficultés d’accès aux soins sur le territoire. »
Titulaire de la pharmacie de la Place à Montmédy, Juliette Lorrain mesure, elle aussi, au quotidien les bienfaits de ce dispositif depuis qu’elle a rejoint l’OTT du Dr Jean-Philippe Kern. « Lorsque des patients se retrouvent sans médecin traitant, ou sans la possibilité d’obtenir un rendez-vous rapidement en cas d’urgence, j’ai désormais une solution à leur proposer, avec en face d’eux toujours le même médecin, qui connaît en plus parfaitement notre territoire », se félicite la pharmacienne.
Rôle central des officines.
Dans cet écosystème de la téléconsultation qui est en train d’émerger, les officines ont une place centrale à occuper. « Si l’on considère qu’il faudra une douzaine d’années pour former suffisamment de médecins, j’ai le sentiment que les pharmacies, par leur maillage territorial, joueront un rôle central dans le développement de la téléconsultation, estime Alexandre Mathieu-Fritz. À condition toutefois que les pharmaciens se forment aux dispositifs médicaux et aux gestes à pratiquer en lieu et place du médecin, et que l’on règle la question de leur rémunération pour l’accompagnement des patients, le dispositif actuel n’étant pas très incitatif. » Pour rappel, la rémunération forfaitaire actuelle est plafonnée à 750 € à partir de 146 téléconsultations.
« Dans mon officine, je réalise en moyenne 620 téléconsultations par an, confie Juliette Lorrain. Il y a donc bien longtemps que j’ai dépassé le plafond, et que je facture uniquement 1 € au titre de l’assistance à la téléconsultation. Si l’on considère que chaque patient me mobilise a minima vingt minutes, cela n’est pas cher payé. » Si elle a investi dans une solution de téléconsultation, ce n’est donc pas pour des questions de rentabilité. « C’est pour proposer un service devenu vital à une population en proie à une désertification médicale grandissante, confie la pharmacienne. Cela m’a aussi aidée à maintenir un flux de prescriptions à l’officine et à ne pas perdre de chiffre d’affaires après le départ de trois des quatre médecins généralistes du village. »
Téléconsultations mobiles
En Dordogne, le Service de santé au travail a investi dans un camion connecté et équipé d’une solution de téléconsultation. Celui-ci parcourt le département pour proposer aux salariés des consultations en ligne, sur rendez-vous, avec des médecins du travail. Une infirmière se charge de manipuler les dispositifs médicaux connectés. Autre exemple : en Maine-et-Loire, le Groupement hospitalier de territoire 49 propose des téléconsultations d’ophtalmologie à bord d’un camion itinérant pour lutter contre la pénurie d’ophtalmologistes. En 2022, celui-ci a permis de recevoir 10 200 patients.
4 000
C’est le nombre de points de téléconsultation déployés par Medadom en France. Dans 95 % des cas, ils sont installés en officine.
La télé-expertise en renfort
Autre pratique appelée à se développer pour lutter contre les déserts médicaux : la télé-expertise, notamment dans la médecine de spécialité. « Dans des territoires désertés par les dermatologues, les médecins généralistes peuvent faire appel à un dermatologue à distance pour lui demander un avis sur une lésion cutanée ou un bouton douteux dans le cadre d’une télé-expertise synchrone ou asynchrone, qui ne requiert pas la présence physique, ni la connaissance préalable du patient, rappelle le sociologue Alexandre Mathieu-Fritz. On commence d’ailleurs à voir apparaître de plus en plus de plateformes de télé-expertise portées par des médecins libéraux ou des services hospitaliers. »
La téléconsultation sous surveillance
Dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) 2024, présenté au conseil des ministres mercredi 27 septembre, l’article 28 prévoit que les médecins en téléconsultation ne pourront plus prescrire d’arrêt de travail d’une durée supérieure à trois jours. Au-delà de cette durée, la prescription d’un arrêt de travail nécessitera un examen physique. Autre sujet à l’étude dans le PLFSS 2024 : l’interdiction de la prescription de certains antibiotiques dans le cadre des téléconsultations. Cette mesure aurait pour but de lutter contre la pénurie de médicaments et aussi de limiter la consommation d’antibiotiques.
40 %
des 20 000 médecins présents sur la plateforme Maiia téléconsultent régulièrement et dans la grande majorité des cas, avec leur propre patientèle.
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