Qui va distribuer les traitements high-tech ?

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Publié le 19 décembre 2009
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Le développement des médicaments chers et/ou issus des biotechnologies soulève une question clé concernant leur distribution future : les laboratoires pourraient-ils, à terme, court-circuiter le réseau officinal et adresser directement le traitement au domicile du client pour gagner en ren tabilité ? C’est déjà le cas aux Pays-Bas…

Dans quelques pays, la distribution de certains médicaments chers échappe au pharmacien. C’est le cas aux Etats-Unis, mais aussi pas très loin de chez nous, aux Pays-Bas. A la fois grossistes-répartiteurs et détaillants, des sociétés privées de distribution spécialisée proposent également une activité de « fournisseurs de soins » (accompagnement des patients, soins infirmiers, etc.).

« Ces sociétés signent des contrats d’exclusivité avec les laboratoires pharmaceutiques, explique Georges Lafon, économiste de la santé. Après avoir reçu l’ordonnance de l’établissement hospitalier et être entrées en contact avec le patient, elles proposent leurs services de livraison à domicile, avec un accompagnement si besoin (suivi de l’observance, apprentissage de gestes d’autoadministration, envoi d’infirmières, etc.). » L’avantage mis en avant ? Une baisse du coût de distribution avec une économie de 5 à 10 % selon les produits, même si les laboratoires rémunèrent les prestations assurées auprès des patients. Les pharmaciens néerlandais sont bien entendu en opposition complète avec ce circuit de distribution parallèle (lire encadré p. 60).

Un système impossible en France aujourd’hui

Un tel système de distribution qui squeeze le circuit officinal pourrait-il se mettre en place en France ? Pas dans le cadre de la réglementation en vigueur et du monopole de distribution dont bénéficient les officines, la seule forme d’approvisionnement direct autorisée étant le portage à domicile. Autre obstacle potentiel : la géographie de notre pays et l’organisation logistique qui en découlerait. « Les Pays-Bas sont un tout petit pays et la livraison peut être facilement organisée. Ce serait beaucoup plus difficile à envisager en France, au risque de voir augmenter les coûts de livraison. Ce système ne peut en outre bien fonctionner qu’avec une petite population de patients », indique Georges Lafon.

En France, certains produits bénéficient toutefois d’une distribution directe individualisée : il s’agit notamment de ceux fabriqués à base de cellules provenant du sang. Ces traitements personnalisés sont stockés au laboratoire puis livrés, par dose, à un patient donné. « Ces produits ne possèdent pas d’AMM et n’entrent donc pas dans la réglementation concernant les médicaments. Pour le moment, ils sont très peu nombreux et ne concernent qu’un nombre très restreint d’individus. S’ils sont amenés à se développer, on peut penser qu’il y aura des réflexions à propos de leur statut et de la gestion de leur distribution. Et l’interrogation vaut pour tous les produits liés à de nouvelles approches thérapeutiques, issus de la thérapie cellulaire ou génique. Cependant, même s’ils se développent, ils resteront destinés à des populations très ciblées », précise Didier Hoche, président du comité Biotechnologies du Leem.

Se prémunir grâce au portage à domicile

Si la réglementation actuelle est, pour le moment, un obstacle à la distribution directe du médicament au patient, pourrait-il y avoir un forcing des industriels pour passer outre afin de récupérer une partie de la marge officinale obtenue sur ces produits coûteux ? Réponse de Didier Hoche : « S’éloigner du pharmacien n’est pas l’objectif des laboratoires qui feront en sorte que tout ce qui est médicament continue de passer par le circuit traditionnel. Mieux vaut en effet utiliser un circuit connu, cadré et prouvé, gage de facilité et de sécurité pour tous. Gagner en marge n’est pas non plus une priorité, d’autant plus qu’avec les années les coûts de ces produits vont diminuer en raison d’une offre plus diversifiée. »

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En outre, selon Hélène Charrondière, directrice des études et du conseil chez Direct Research, « cette activité imposerait aux firmes pharmaceutiques d’avoir une structure qui lui serait entièrement consacrée. Et livrer en express directement aux patients reviendrait à plus que doubler les coûts de distribution ».

Par ailleurs, dans la perspective du développement de l’assistance médicale à domicile (HAD, MAD, etc.) et des nouvelles missions confiées au pharmacien (loi HPST), ce dernier devrait prendre une place encore plus importante auprès des patients. « Court-circuiter le pharmacien n’est pas dans l’air du temps, celui-ci pourrait même accentuer son rôle dans la distribution au malade en développant plus qu’il ne le fait aujourd’hui le portage et le suivi des médicaments au domicile des patients », souligne Sophie Kerob, directrice générale de Direct Medica. « Les produits high-tech auront besoin d’une vraie valeur ajoutée pharmaceutique pour assurer leur traçabilité et garantir leur bon usage. Ils devront être entourés de services de qualité à destination des patients. On ne se passera donc pas de l’expertise du pharmacien qui, logiquement, devrait être rémunéré sur le service et le conseil », ajoute Olivier Mariotte, président de Nile, agence conseil en affaires publiques dans le domaine de la santé.

Développer la livraison à domicile serait une façon pour le pharmacien d’asseoir son rôle et de se prémunir contre d’éventuelles attaques à venir, telle la création de nouvelles formes de distribution et de services associés. Mais, pour le moment, l’activité reste limitée. « D’après une étude que nous avons réalisée*, un tiers seulement des pharmaciens le font, essentiellement pour les personnes dans l’incapacité de se déplacer, les personnes âgées, les malades sous traitement anticancéreux, etc. Pourtant, avec des traitements onéreux destinés à des maladies devenues chroniques, ce service présente un intérêt évident, tant sous l’angle économique qu’en termes d’image et de fidélisation de la patientèle », conclut Hélène Charrondière.

La demande des patients et la perspective de nouvelles rémunérations pourraient accélérer les choses.

* Etude de Direct Research « Comment optimiser en ville la délivrance des médicaments « high-tech » ? » réalisée en mai 2009 auprès de plus de 300 pharmaciens titulaires.

Qu’est-ce qu’un médicament high-tech ?

Il s’agit des médicaments chers, dont le prix fabricant hors taxes est d’au moins 500 euros, et/ou issus des biotechnologies : anticancéreux, érythropoïétines, hormones de croissance, antirétroviraux, antiviraux (Cytomégalovirus, hépatites B et C), traitements de la sclérose en plaques, des maladies inflammatoires chroniques, de la DMLA, de l’acromégalie, etc.

Fin 2008, on comptait 64 spécialités high-tech commercialisées à l’officine en France. Ces spécialités représentent un peu plus de 11 % du marché officinal total en valeur (#lt; 7 % en 2005) et moins de 0,5 % de ce marché en volume. Sur 2005-2008, ce marché a progressé en moyenne de 21-22 % par an, contre 2,5 % pour l’ensemble du marché de ville

Court-circuit aux Pays-Bas

Deux inhibiteurs du TNF-alpha, prescrits comme antirhumatismaux, donnent la migraine aux pharmaciens néerlandais. L’adalimumab (Humira) et l’étanercept (Enbrel), respectivement n° 7 (73 millions d’euros) et n° 5 (80 millions) du palmarès des médicaments les plus vendus aux Pays-Bas, sont en passe de leur échapper. Ces deux médicaments coûteux sont les derniers exemples de la stratégie délibérée de certains laboratoires de court-circuiter grossistes et pharmaciens d’officine. Ils préfèrent en effet approvisionner directement « leurs » patients via une société spécialisée, laquelle met de surcroît à disposition du personnel de santé (des infirmières) chargé des injections mais aussi du suivi de l’observance.

Red Swan (groupe Mediq), également implanté en Belgique et au Luxembourg, est le plus connu de ces prestataires, mais quatre autres proposent leurs services (Apotheekzog, Klinerva, Medizog et Alloga). Paradoxe : si la livraison directe des laboratoires aux pharmaciens tend à stagner depuis 2004 (277 millions en 2008), la part prise par ces sociétés spécialisées ne cesse d’augmenter. Elle est passée de 41 à 400 millions pendant cette même période. Soit un bond de 62,7 % entre 2007 et 2008.

Les officinaux néerlandais ne cessent de dénoncer ce qu’ils considèrent comme une dérive. « Pour les laboratoires, la pratique de la livraison directe, sous couvert d’une uniformité et de qualité des soins, leur garantit surtout une protection et une expansion de leurs parts de marché », constate Doerine Postma, représentante du KNMP, l’association qui représente les pharmaciens d’officine au niveau national. Mais pour les titulaires néerlandais, l’ampleur du phénomène n’est pas que financière. « Si le patient obtient ses médicaments par différents canaux, c’est un pan entier de la vue globale du traitement qui échappe au pharmacien », s’inquiète-t-elle. Tant que le pharmacien dispose du dossier complet, il est à même d’intercepter des interactions, notamment. L’organisation professionnelle a décidé de contre-attaquer sur ce terrain mais aussi en encourageant ses membres à organiser à l’échelle régionale des soins spécialisés en coopération avec les pharmacies hospitalières, les médecins spécialistes et des infirmières spécialisées. Elle projette aussi de créer son propre système de livraison à domicile. Alors bien sûr ce circuit parallèle a été mis en place dans un autre pays que le nôtre, mais les laboratoires qui l’utilisent sont des multinationales également présentes chez nous…

Marie Luginsland