Les chaînes du froid
A l’heure où la Commission européenne doit rendre son verdict sur la libéralisation du marché de la pharmacie dans plusieurs pays, les regards se tournent vers la Norvège. Passée en 2001 d’une organisation rigide à une dérégulation totale, l’expérience norvégienne fait figure d’épouvantail pour nombre de pharmaciens européens, tandis qu’elle fait rêver répartiteurs et investisseurs. Contre toute attente, cet avènement des chaînes ne sonne pas le glas des indépendants et a accru la qualité du service.
En mars 2001, en l’espace d’une nuit, 61 des 317 pharmacies norvégiennes indépendantes sont passées aux mains de trois chaînes appartenant respectivement aux répartiteurs allemands Celesio et Phoenix et au Britannique Alliance Unichem. Cette dérégulation, en gestation depuis plusieurs années, faisait suite à une vague de libéralisation dans les secteurs de l’énergie et des télécommunications. Les grossistes ont eu la possibilité de contrôler des officines, mais pas les médecins ni les laboratoires pharmaceutiques comme le stipule un alinéa du texte de loi de mars 2001. Le répartiteur Phoenix appartient pourtant au même groupe (Merckle) que le génériqueur Ratiopharm. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à imputer à cette situation la forte pression exercée en faveur du générique dans le pays…
La même année, le législateur a fait sauter un autre verrou, celui de l’implantation de pharmacies, jusqu’alors strictement régie par un plan ministériel quinquennal. A condition que les chaînes s’engagent à s’implanter aussi en zone rurale. En juin 2008, on comptait 580 pharmacies (contre 369 en janvier 2001), dont à peine une centaine d’indépendants. Et sur les 434 communes que compte le pays, 199 sont aujourd’hui sans pharmacie, soit seulement 9 de moins qu’avant la réforme… Selon Kjell Paulsrud, directeur général de NMD-Celesio, il y aurait encore de la place pour 700 pharmacies en Norvège.
Cette bascule dans l’économie de marché n’aurait pu s’opérer sans la « complaisance » des titulaires en place. Déstabilisés par ce bouleversement et inquiets pour leur avenir, ils n’ont en effet guère opposé de résistance. 118 d’entre eux ont cédé dans les mois suivant la promulgation de la loi. A leur corps défendant, les offres des nouveaux opérateurs étaient plus que séduisantes pour un pays comme la Norvège (environ 30 % du chiffre d’affaires annuel). En effet, dans l’ancien système, les affectations étaient orchestrées par l’Etat, les titulaires remettant leur charge (similaire à celle des notaires en France) à leur départ à la retraite (67 ans). « La vente de leur officine n’a pas été aussi douloureuse pour eux qu’elle pourrait l’être dans des pays où les officines se transmettent de génération en génération », note Kai Finsnes, directeur administratif de l’Association des pharmaciens norvégiens. En l’espace de quelques mois, la profession s’est ainsi quasiment renouvelée. Une cure de jouvence qui a pourtant, comme le remarque Hilde Louise Ariansen, pharmacienne à Lillestrøm, privé les jeunes de l‘« expérience des anciens ».
Réaction en chaînes
La vague de fond de la dérégulation a verticalisé la distribution (pharmacies-répartiteurs). « Grâce à cette organisation qui permet des économies d’échelle, le système peut vivre avec des prix bas », analyse Kai Finsnes. Seule une poignée d’irréductibles, à 100 % indépendants, parvient aujourd’hui à s’immiscer dans les interstices de ce système. La majorité d’entre eux sont affiliés au réseau Ditt Apotek qui les approvisionne pour 98 % de leur assortiment. Ce réseau de distribution appartient à NMD-Celesio qui ne voulait pas voir lui échapper le marché des indépendants. Il offre par ailleurs la possibilité aux propriétaires, qui profitent des mêmes conditions d’achat que les enseignes, de céder des parts de leur capital « à la carte », jusqu’à concurrence de 49 %. 35 pharmaciens indépendants sont affiliés au réseau Ditt Apotek, 20 d’entre eux étant indépendants à 100 %.
La saga de la dérégulation ne tourne pas pour autant au roman noir. Ses détracteurs les plus farouches reconnaissent eux-mêmes que cet épisode a été bénéfique à la pharmacie norvégienne. Même si la densité pharmaceutique reste l’une des plus faibles d’Europe (1 pharmacie pour 7 500 habitants), le nombre de pharmacies a quasiment doublé depuis la libéralisation. Les heures d’ouverture, autrefois très strictes, se sont assouplies pour s’adapter à la demande du consommateur. Elles ont augmenté en moyenne de deux heures : 9 à 18 heures (20 heures pour les centres commerciaux) en semaine et 9 à 16 heures le samedi*. La profession, jusqu’alors dominée par des hommes de plus de quarante ans, s’est féminisée. Alors que 30 % des pharmaciennes dirigeaient une officine avant 2001, c’est désormais le cas de 60 % d’entre elles. « Jamais je n’aurais eu de chances d’être mon propre patron dans l’ancien système. C’est pourquoi j’avais dès la fin de mes études opté pour l’industrie », affirme Hilde Louise Ariansen, gérante d’une Vitusapotek à Lillestrøm. Elle travaillait pour Hoffmann-Laroche quand, en 2001, la filiale de Celesio, qui montait sa chaîne Vitusapotek, l’a approchée, contrat juteux à l’appui. C’est un fait que l’ancien système assimilait la titularisation à une charge et ne laissait entrapercevoir aucune chance aux jeunes avant l’âge de 40 ans.
« Nous sommes dans un modèle gagnant-gagnant parce que les chaînes qui ont la liberté de négocier avec les laboratoires ont, de par leur position de force, les moyens de le faire. En retour, elles doivent se maintenir aux seuils de prix fixés par l’Etat, expose Kjell Paulsrud, directeur général de NMD, filiale de Celesio. Dans ce contexte la compétition entre les chaînes se joue davantage sur le service que sur les prix. »
Outre les répartiteurs, pour lesquels le marché norvégien a été un banc d’essai dans la perspective d’un futur marché européen totalement dérégulé, les véritables gagnants de la libéralisation sont les consommateurs estime-t-on. « Dans ce système où les achats, les salaires et la comptabilité sont pris en charge au niveau de la chaîne, nous sommes dégagés de nombreuses tâches administratives. Ce qui nous donne davantage de temps pour écouter le client et le conseiller », constate Kari Svane Mellbye, une pharmacienne dirigeant l’Alliance Apothek de Hamar. Les clients, dans une enquête de satisfaction, le confirment en décernant à leur pharmacien un indice de confiance de huit points supérieur à celui de leur médecin ! Plus de proximité et de disponibilité, mais aussi la satisfaction du client, obtenues depuis 2001, répondent aux voeux du législateur. Les pharmaciens eux-mêmes reconnaissent que le système est aujourd’hui plus professionnel, plus rationnel. Même si Kari Svane Mellbye regrette d’avoir perdu une certaine liberté dans le choix des campagnes d’informations par exemple, ou encore… des vêtements. Et, au final, l’explosion des prix des médicaments que l’on brandissait comme ultime repoussoir à la dérégulation n’a pas eu lieu (voir page 34).
Les limites d’un oligopole
Cependant, ce système qui n’est en rien comparable avec ceux des pays du Sud de l’Europe, et particulièrement avec la France qui dispose d’une tout autre configuration (densité, structure d’assortiment, rémunération et fixation des prix), révèle déjà ses limites. Qu’en sera-t-il à moyen terme de la situation de l’emploi alors que la libéralisation imminente du marché suédois va créer un appel d’air ? La pénurie en pharmaciens et en préparateurs continuera selon les observateurs de sévir pendant cinq à dix ans.
Par ailleurs, les marges trop étroites (18 à 20 % sur le médicament remboursable) et l’effondrement de 40 % des ventes en OTC (voir encadrés pages 28 et 34) incitent les pharmaciens à compenser par le développement des ventes de cosmétiques, appelés pudiquement « skin-care ». « Il y a danger à ne plus se focaliser sur notre coeur de métier, la pharmacie », s’inquiète l’Association des pharmaciens. Les officinaux doivent déployer des artifices de vente et de marketing dans un segment jusqu’alors inconnu mais qui leur rapporte une marge de 40 % ! « Ils découvrent ce qui est une réalité depuis longtemps pour leurs confrères européens », relativise Oddbjørn Tysnes, directeur des affaires politiques au sein de l’Association des pharmaciens.
Si le marché reste encore dominé par un oligopole, 97 % du chiffre d’affaires de la pharmacie est réalisé par des chaînes, un mouvement inverse s’amorce actuellement avec une volonté de certains pharmaciens de recouvrer leur indépendance, signe que l’aventure est possible. Une enquête de satisfaction menée en novembre dernier auprès des consommateurs les y encourage car elle confère aux indépendants un indice de satisfaction de dix points supérieur à celui octroyé aux chaînes !
Ce retour à l’exercice libéral de la profession est appelé de ses voeux par Inger Lise Eriksen, présidente de l’Association des pharmaciens norvégiens, qui souhaite une diversification du marché. Mais il faudra privilégier le milieu rural tant la capitale et les deux autres grandes villes du pays sont quadrillées par les chaînes. Quoi qu’il en soit, certains pharmaciens ayant vendu en 2001 ouvrent à nouveau leur propre officine. D’autres, plus jeunes, ayant fourbi leurs armes dans les chaînes, se mettent à leur compte (voir encadré page 32). Preuve que la dérégulation n’a pas tué l’âme entrepreneuriale de la profession.
Le plein de paracétamol à la station
En 2004, le gouvernement a décidé de faire sauter un autre verrou en libéralisant le marché de l’OTC. 40 % des ventes de médicament conseil ont depuis échappé à la pharmacie. Alors que les pouvoirs publics tablaient à l’époque sur 1 400 points de vente, quatre ans plus tard ils sont 5 500 à vendre de l’OTC ! Une cinquantaine de produits peuvent aujourd’hui êtres achetés en dehors des officines. L’ibuprofène, le paracétamol et les sprays contre les maux de gorge figurent parmi les meilleures ventes des stations-service, des épiceries du coin et des supermarchés.
Le marché de l’OTC croît dans son ensemble de 8 % par an. Sur les prix, la pharmacie n’est pas la plus chère (sa marge est de 20 %) mais pas la moins chère non plus ! Exemple : 35 NOK la boîte de Paracet (le paracétamol le plus vendu) en station-service, 30 NOK en pharmacie et 28 NOK en épicerie.
Trois questions à Inger Lise Eriksen, Présidente de l’apotekforeningen fédération des pharmaciens norvégiens
« Il faudrait davantage d’indépendants ! »Inger Lise Eriksen est présidente depuis 2001. Elle est aujourd’hui la seule officinale indépendante d’Oslo.
« Le Moniteur » : Comment les pharmaciens ont-ils réagi lors de la libéralisation du marché ?
Inger Lise Eriksen : Beaucoup de confrères ont vendu leur officine parce qu’ils avaient peur de cette période de transition. Toutefois, je leur sais gré de ne pas avoir cédé à n’importe quel investisseur. Ils n’ont pas bradé leur pharmacie mais exigé des critères de qualité qui font que nous avons des acteurs sérieux sur le marché. Mais je regrette que tant soient partis. Certains sont depuis revenus sur le marché… Aujourd’hui, il nous faudrait davantage d’indépendants pour établir un équilibre. Ceci dit, nous avons de très bonnes relations au sein de notre organisation professionnelle, avec les chaînes qui disposent d’une voix chacune tout comme les pharmacies hospitalières. Nous avons tous le même but qui est d’offrir aux patients et à la société le meilleur service professionnel qui soit.
Vous avez choisi à l’époque de rester indépendante. Quel est le prix de cette liberté ?
J’ai voulu continuer à gérer ma pharmacie, la Frogner Apotek, en tant qu’indépendante. J’ai réalisé très tôt que j’avais besoin de rejoindre une organisation d’approvisionnement [NdlR : le réseau Ditt Apotek organisé par NMD], d’autant que je tenais à maintenir certaines activités comme la phytothérapie. Je suis bien entendu plus exposée qu’auparavant à la concurrence, avec à deux pas de mon officine une Vitusapothek. De plus, la dérégulation du marché de l’OTC, fin 2003, nous a porté un second coup avec un recul de 40 % de mes ventes de ces spécialités. Nous devons compenser par la parapharmacie et les cosmétiques ce manque à gagner, principalement dû à la perte de marge sur le médicament remboursé. Cependant, sous un angle général, la dérégulation du marché a des côtés positifs pour la société et pour le consommateur. Et en ce qui me concerne, j’ai beaucoup appris des chaînes dans leur façon d’organiser le travail. En Norvège, nous devons documenter toutes les activités de la pharmacie et les chaînes ont oeuvré pour développer des procédures d’opération standard et permettre donc un service de très haute qualité professionnelle.
Recommanderiez-vous à vos confrères français de défendre leur position ?
Je défends avant tout le rôle du pharmacien comme acteur de santé, à l’écoute de ses clients et qui détient une place importante dans le système de santé. Aucun modèle n’est totalement transposable d’un pays à l’autre, tant les composantes diffèrent. Cependant, je pense que chaque pharmacien doit considérer ce qui est la meilleure solution pour son pays et pour les patients. Pour le patient, peu importe à qui appartient la pharmacie, ce qui compte c’est la qualité de service.
Le repenti et le transfuge
Hege Thorsen a profité de la dérégulation pour vendre ses deux officines de la gare d’Oslo au répartiteur NMD (Celesio). Il ne veut pas donner le montant de la transaction, mais on dit dans la capitale qu’il a fait une très bonne affaire. Preuve en est : il détient aujourd’hui trois officines à Åas et dans les environs. « J’aime mon métier et je ne m’imaginais pas arrêter, déclare-t-il pour expliquer sa décision de revenir aux affaires. Mais la situation était trop incertaine à l’époque et il est plus facile d’établir de nouvelles pharmacies que de maintenir les anciennes dans la capitale. Il faut cependant s’implanter dans les petites villes car la concurrence et la densité sont trop importantes à Oslo. » Sa « minichaîne », constituée de trois points de vente situés dans un rayon de 30 à 40 kilomètres, est affiliée au réseau Ditt Apotek, propriété de NMD-Celesio. Recruté dès l’université, Mathias Rasch-Halvorsen est, lui, « pharmacien de chaîne ». Il dirige depuis deux ans la Vitusapotek de Majorstuen, un quartier chic d’Oslo, vitrine de la chaîne avec ses 300 mètres carrés, son rayon cosmétique et son salon de beauté attenant. Tout a réussi à ce jeune pharmacien de 32 ans : il a constitué une équipe soudée et performante et géré avec succès cette pharmacie en dépit de la concurrence de ses voisins, une Apotek 1 et un droguiste Vita. Pourtant, à l’automne prochain, Mathias Rasch-Halvorsen ouvrira sa propre pharmacie à une demi-heure d’Oslo. « Il me fallait du changement, un nouveau défi, et je dois m’installer avant que le marché ne soit saturé. » Propriétaire à 100 % de sa future pharmacie, il s’affiliera lui aussi au réseau de coopération Ditt Apotek.
Hege Thorsen a vendu ses deux officines d’Oslo.
Il faut s’implanter dans les petites villes car la concurrence et la densité sont trop importantes à Oslo.
Mathias Rasch-Havorsen, pharmacien de chaîne et… futur indépendant !
Il me fallait du changement, un nouveau défi, et je dois m’installer avant que le marché ne sature.
Les chiffres
– Le CA d’une pharmacie norvégienne était en 2007 de 4,2 millions d’euros en moyenne (dont 25 % de TVA).
– L’activité se répartit comme suit : 72,2 % pour les prescriptions, 9,3 % pour l’OTC et 18,5 % pour la parapharmacie.
– La marge de distribution pour le médicament remboursé est de 24,1 %, dont 18 à 20 % pour les pharmaciens.
– En 2007, les ventes en pharmacies ont représenté 20,6 milliards de couronnes (2,7 milliards d’euros) dont 14,3 en prescriptions. Sur ces prescriptions, deux tiers ont été prises en charge par la Sécurité sociale norvégienne. Seules les maladies chroniques, dont la liste est établie par le Parlement, donnent droit à une prise en charge par la Sécurité sociale. Les clients détenant l’une de ces prescriptions « bleues » doivent s’acquitter d’un ticket modérateur de 36 % du prix de vente en pharmacie. Le ticket modérateur annuel est plafonné à 1 750 NOK (226 euros) par an. Le tiers de patients détenant une prescription « blanche » devra s’acquitter de la totalité du prix du médicament prescrit. On comprend dans ces conditions que la préférence aille au générique.
* Les gardes n’existent pas en Norvège. La nuit ou le week-end, les médicaments d’urgence sont délivrés par le médecin.
- Pharma espagnole : 9 milliards d’investissements et une réforme en vue
- Réforme de la facture électronique, mode d’emploi
- Mon espace santé : un guide pour maîtriser l’accès et la consultation
- Fraude à la e-CPS : l’alerte discrète mais ferme de l’Agence du numérique en santé
- Pharmacie de Trémuson : une officine bretonne pionnière en RSE et qualité
- Comptoir officinal : optimiser l’espace sans sacrifier la relation patient
- Reishi, shiitaké, maitaké : la poussée des champignons médicinaux
- Budget de la sécu 2026 : quelles mesures concernent les pharmaciens ?
- Cancers féminins : des voies de traitements prometteuses
- Vitamine A Blache 15 000 UI/g : un remplaçant pour Vitamine A Dulcis
