« Les marques sont un peu notre Père Noël »

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Publié le 15 janvier 2015
Par Peggy Cardin-Changizi
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Georges Lewi est un spécialiste des marques tous circuits confondus. Passionnant et passionné, il est incollable sur leurs stratégies. Pour Pharmacien Manager, il explique comment elles peuvent nouer une vraie relation avec les clients, notamment en pharmacie.

« Pharmacien Manager » : Comment le discours des marques a-t-il évolué depuis cent ans ?

Georges Lewi : On peut considérer qu’il y a eu trois grandes étapes. D’abord, celle qu’on a appelée le temps de la réclame, qui s’est étendue jusqu’aux années 1960. Les entreprises créaient essentiellement de la notoriété pour leurs marques en rappelant le nom plusieurs fois et si possible avec des jeux de mots pour en accentuer la mémorisation. Puis il y eut, dans les années 1970-1980, le temps de la publicité plus plaisante où les marques endossaient les habits de personnalités. Enfin, nous sommes entrés dans le temps de la création de valeur. Les consommateurs paient plus cher pour un produit de marque mais ils doivent être persuadés de sa supériorité.

P.M. : Vous parlez volontiers de mythes pour définir certaines marques. Qu’entendez-vous par là ?

G.L. : Il s’agit de marques dont le récit rejoint les grands mythes de l’humanité. En cosmétique, deux grands mythes s’opposent depuis toujours dans l’esprit des femmes : celui de la nature et celui de la science. Le groupe Yves Rocher se positionne sur la nature alors que L’Oréal a choisi la science. En pharmacie, presque toutes les marques sont mythiques.

P.M. : Lesquelles en particulier ?

G.L. : D’emblée me viennent à l’esprit Clamoxyl et sa boîte rouge. Un mythe est souvent difficile à « génériquer » car il y a, pour le patient, derrière la molécule, un récit personnel qui se cache. En OTC, la tendance est d’explorer le domaine hors AMM pour utiliser tout le potentiel d’une marque mythique comme l’a fait Biafine. En dermocosmétique, la plupart des marques le sont : Avène, Ducray, Embryolisse, Klorane, Mustela, Roc, La Roche-Posay, Rogé Cavaillès… Vichy a été un bon exemple de la renaissance d’une marque mythique, tout comme La Jouvence de l’abbé Soury, Juvamine, Mercurochrome… Tant qu’il reste un consom- mateur attaché à « sa marque », celle-ci peut renaître, en réveillant sa notoriété, en rappelant ses bienfaits, en innovant dans de nouvelles formulations…

P.M. : Pour émerger dans le domaine de la santé/beauté, que doit faire une marque précisément ?

G.L. : Raconter son histoire. Il s’agit de construire un « storytelling » en commençant par choisir le fléau contre lequel luttent ses produits avec plus d’efficacité que les concurrents. Dans le récit de la marque, il faut d’abord définir l’« opposant », « l’ennemi » pour le consommateur, les rides de la cinquantaine par exemple. En cosmétique, chaque marque va ensuite devoir choisir l’ingrédient « magique » qui, d’après elle, « fera le mieux le job » : l’union du proxylane et de l’acide hyaluronique pour l’une, le plancton thermal pour l’autre…

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P.M. : Est-on encore fidèle à une marque ?

G.L. : Les innovations produits fleurissent mais sont la plupart du temps rattachées à des marques connues. Celles-ci représentent la caution du temps, de la famille, de l’Histoire, de la classe sociale… Les gens sont fidèles à une marque lorsqu’il y a un enjeu. On achètera du sel « sans marque » pour la cuisine de tous les jours et du sel de Guérande pour la cuisine d’exception. On ne mettra pas n’importe quoi sur sa peau dans l’espoir de prolonger sa jeunesse, comme on ne prend pas n’importe quel médicament pour sa santé.

P.M. : Internet a-t-il changé la relation entre la marque et son consommateur ?

G.L. : Le Web est le lieu du discours individuel. Le consommateur est un individu seul derrière son clavier et il attend que les marques le comprennent et lui parlent individuellement. Internet est aussi le lieu de la promotion, c’est un circuit de distribution encore trop souvent destructeur de valeur. Sur la blogosphère, ce ne sont plus seulement les marques qui parlent aux consommateurs, mais ceux-ci se parlent directement entre eux. Les sites de santé et de beauté sont légion et la crédibilité apportée par un autre consommateur est beaucoup plus forte –  dans notre temps de défiance vis-à-vis des élites – que celle issue de la parole d’un professionnel, toujours soupçonné de préconiser la marque où il va gagner le plus d’argent.

P.M. : Dans votre dernier livre, vous parlez d’e-branding… De quoi s’agit-il ?

G.L. : Il s’agit des marques (ou enseignes) qui se sont développées en pure players, c’est-à-dire directement sur le Net. Et sont devenues aussi crédibles que les enseignes « physiques ». On le voit, par exemple, dans le domaine de la chaussure où il semblait impensable et improbable de développer des enseignes de ventes à distance, sans les essayer. Et pourtant, ça marche !

P.M. : Vous dites « Gagner en notoriété n’est pas gagner en crédibilité ». Est-ce vrai dans tous les secteurs ?

G.L. : La notoriété prime toujours mais à deux notoriétés comparables, ce sera la crédibilité, les preuves qui feront la différence. Dans ce que l’on nomme les marques de niche, faites pour quelques privilégiés, la crédibilité sur un segment restreint de marché est plus importante que la notoriété.

P.M. : Une marque à forte notoriété est-elle une marque prévendue ?

G.L. : Cela aide, mais, en cosmétique par exemple, si la consommatrice a l’impression que cela devient « la marque de tout le monde », elle risque de s’en détacher. Car elle ne se considère pas comme « Madame Tout-le-monde ». C’est pourquoi, les marques développent des gammes de produits et non pas un produit unique.

P.M. : La notion de marque est-elle encore essentielle dans un monde où le bénéfice produit prime ?

G.L. : La confiance dans les marques est relativement stable (perte de 10 % en vingt ans, passant de 70 % à 60 %). Dans un monde où prévaut la défiance, les marques restent « nos mythes contemporains », ces histoires auxquelles on ne croit pas tout à fait mais dont l’être humain a besoin pour continuer de rêver ou de… vivre. Les marques sont un peu notre Père Noël, auquel nous avons cessé de croire mais que nous fêtons néanmoins tous les ans avec assiduité.

Georges Lewi, spécialiste des marques

Georges Lewi, enseignant, écrivain et consultant, est l’un des experts européens reconnus en « branding », le marketing de la marque. Il se qualifie de « mythologue et spécialiste des marques ». Il explique le succès des grandes marques par leur récit « mythique » souvent emprunté aux récits fondateurs de l’humanité.