Etat de manque

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Publié le 27 avril 2002
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D’année en année, le nombre de produits manquants ne cesse de croître. Selon certains répartiteurs, il serait trois à quatre fois plus important qu’il y a dix ans pour représenter aujourd’hui environ 4 % de la collection ! Principalement en cause, la production industrielle qui fonctionne de plus en plus en flux tendu. Pris en étau entre les laboratoires et les patients, les officinaux doivent donc trouver, avec les médecins, des solutions d’attente. Mais tous demandent des informations plus précises sur l’origine des manques et là, il y a encore des progrès à faire.

Si les pénuries de vaccins (DTP, Monovax, Tuberculine…) sont dans tous les esprits, elles ne représentent que la partie émergée d’un phénomène qui prend de l’ampleur d’année en année. En seulement dix ans, les « manques produits » ont été multipliés par trois ou quatre ! Le plus souvent ponctuels, ils peuvent se prolonger et mettre les officinaux en situation délicate face à l’incompréhension des clients. Qui plus est quand les véritables motifs ne sont pas toujours avouables côté laboratoires : « semaine morte » en fin d’année due à l’application des 35 heures, atteinte des quotas ou dépassement de l’enveloppe négociée avec l’Etat, opérations anti-exportations parallèles (voir Le Moniteur n° 2433)

Une chose est sûre : les « ruptures labos » représentent le gros des manquants et il y a peu de différences entre grossistes. Didier Moal, directeur des ventes en Ile-de-France chez Phoenix Pharma, constate régulièrement que la grande majorité des manquants est identique chez ses clients et dans les autres pharmacies de la région parisienne. « La seule différence est que telle agence de répartition peut indiquer un produit manquant le mardi par exemple, alors qu’une autre, qui a des ventes plus faibles, peut tenir deux jours de plus avant d’épuiser son stock et donc indiquer le même produit manquant le jeudi ou le vendredi. »

90 % des manquants sont communs à tous les grossistes

Jean-Christophe Audousset, directeur des opérations chez Alliance Santé, estime que 90 % des produits manquants sont communs à l’ensemble des établissements de répartition. Derrière ces chiffres, il faut savoir qu’il existe trois grands types de ruptures possibles. Il y a d’abord le cas où les politiques d’achats des grossistes-répartiteurs ne sont pas en cause. Ce sont les « ruptures subies », de forte ampleur et de durée plus ou moins longue, qui sont le seul fait des laboratoires et qui frappent l’ensemble du marché. « Le problème se pose chez tout le monde et il n’y a qu’à attendre que les fabricants les remettent dans le circuit » précise Jean-Christophe Audousset.

A l’inverse, la deuxième cause de rupture est liée aux erreurs de gestion du grossiste, humaines ou informatiques. « Un mauvais prévisionnel des ventes, une erreur d’estimation, un stock informatique faux qui s’écarte peu ou prou du stock physique ne sont pas à exclure. 7 000 références sont achetées toutes les semaines par les grossistes-répartiteurs et 15 à 30 000 sont gérées par établissement, rappelle Jean-Christophe Audousset. Il est donc difficile d’être exhaustif sur les stocks, le zéro défaut est impossible… »

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« Les laboratoires ne font pas de discrimination »

La collection du répartiteur recouvre en effet une gamme vaste qui englobe la pharmacie, le vétérinaire, la dermocosmétologie, les accessoires médicaux. « Toutes ces présentations doivent être immédiatement accessibles, alors que 75 % d’entre elles se vendent à moins d’une unité par mois et par pharmacie », souligne Alain Roudergues, directeur de la communication de la CERP Rouen. « On attache plus d’importance aux ruptures sur des produits à forte rotation », confesse Jean-Christophe Audousset. Selon lui, sur dix demandes de pharmaciens sur des produits manquants, neuf sont en rapport avec une rupture indépendante de la gestion du grossiste.

On trouve, enfin, les « microruptures » des laboratoires, liées aux productions en flux tendus, et qui ont comme particularité – très agaçante pour les répartiteurs – d’être aléatoires. « Tout dépend du jour de votre commande, il existe des ruptures d’un jour alors, que si l’on avait attendu le lendemain il n’y aurait pas eu de problème », indique Jean-Christophe Audousset. Et Alain Roudergues d’en donner une des raisons : « Au niveau des usines de fabrication, les cycles de production sont réglés comme du papier à musique et les charges de travail sont minutées. Il suffit qu’il y ait un retard sur la fabrication d’une forme sèche pour que celle de la forme suivante soit décalée. »

Aujourd’hui, la production industrielle en flux tendu impose aux grossistes de travailler en étroite concertation avec les fabricants et de s’intégrer dans une logique de « supply chain management ». « Les sites industriels ont des cycles de production qui changent d’un jour à l’autre, explique Serge Carrier, directeur des ventes à l’OCP, du fait de la centralisation des processus de fabrication. La « supply chain » consiste au niveau de la production à prendre en compte nos prévisions de vente et à s’adapter à nos besoins, l’objectif étant une meilleure mise à disposition du produit tout au long de la chaîne pharmaceutique. »

Un point fait l’unanimité : les laboratoires gèrent les commandes des répartiteurs de la même façon. « Ils ne font pas de discrimination quant aux flux logistiques, avance Pascal Grateau, directeur commercial de Phoenix Pharma, mais quand un produit manquant revient à la vente, tous les établissements de répartition de France ne peuvent être livrés le même jour ; il y a parfois un à deux jours de décalage pour la disponibilité réelle du produit. » « Y compris entre deux agences du même répartiteur », ajoute Didier Moal. Jean-Christophe Audousset précise lui, que « les attributions sont équitables car faites au prorata des parts de marché de chaque répartiteur ».

Si les pharmaciens sont souvent mis devant le fait accompli, ils ne sont pas pour autant démunis. « On se débrouille, nous livre Frédéric Guyader, titulaire à Brest, en faisant en sorte que la nouvelle soit bien accueillie par les clients. Par exemple, si une forme comprimé dosée à 5 mg manque, on donnera celle à 10 mg que le patient coupera en deux. »

« Le système D fonctionne bien, renchérit Dominique Guthapfel, installée à Ronchamp (70). Si un produit vient à manquer quelque temps, on change la prescription en accord avec le médecin. Comme nous avons son aval, les clients acceptent sans broncher la substitution. » De son côté, Colette Keller-Didier, officinale à Heillecourt (54), apprécie le suivi de ses deux grossistes : « Le numéro deux se démène autant que le numéro un pour tenter de me dépanner, soit en se procurant le produit rare auprès d’une autre agence par le système des navettes, soit, le cas échéant, en passant une annonce. »

Chacun sa méthode pour transmettre l’information

Seule situation où les pharmaciens sont véritablement pris en défaut : les vaccins. « Dans ce cas, aux yeux du patient, tout le monde est responsable, y compris le pharmacien qui a sûrement mal géré ses stocks, rapporte Colette Keller-Didier. Téléphoner au médecin règle le problème, mais avant de décrocher, il est important d’avoir une proposition de remplacement en tête. S’il n’existe pas d’équivalent, nous faisons alors des cotes mal taillées, mais il arrive aussi, avec un patient polymédiqué, que le médecin décide finalement de ne rien donner à la place. »

En fait, Dominique Guthapfel, comme tous ses confrères, aimerait mieux connaître l’origine des manquants. Et là, il faut admettre que les différents répartiteurs se démènent pour trouver et transmettre l’information, ce qui n’est pas toujours chose aisée. Les retraits de lots, ruptures ou suspensions de fabrication, date prévisionnelle de réapprovisionnement… sont accessibles en temps réel sur le site OCP Point ou auprès du « Pharmalien » du centre d’appel régional. Ces mêmes informations peuvent transiter également par le service Info Fax. Enfin, l’OCP édite chaque semaine la liste des spécialités mais aussi des articles de parapharmacie en rupture dans les laboratoires, sur la base des informations qui lui sont communiquées au jour le jour par ces derniers, quand il ne va pas lui même les chercher. Les différentes CERP en font autant.

Au contraire, Alliance Santé ne fournit pas de liste hebdomadaire à ses clients. « Une liste n’est valable qu’à un instant donné et les informations qu’elle contient ne sont pas toujours fiables par rapport à la réalité, explique Jean-Christophe Audousset. Les pharmaciens appellent en direct les laboratoires et peuvent avoir une information totalement différente de celle figurant sur la liste. Nous privilégions l’information la plus proche possible de l’événement, et c’est pourquoi nous préférons la donner en direct par le biais de nos 500 téléphonistes qui, plusieurs fois par jour, appellent nos clients. » Ceux-ci peuvent également consulter le site Pharmology.com pour vérifier l’état des manquants.

Chez Phoenix Pharma, dès qu’un manque laboratoire est identifié et annoncé pour une longue période par le fournisseur, ce répartiteur met en place une procédure de contingentement volontaire : « C’est un système qui limite le nombre de boîtes délivrées par jour à chaque officine, quel que soit le nombre de lignes de commandes passées et de boîtes demandées, expose Pascal Grateau. L’intérêt de cette procédure est de délivrer ce produit le plus longtemps possible jusqu’à épuisement parfois du stock et de permettre à chaque officine d’être informée afin de gérer au mieux la pénurie. Une équipe spécifique gère ces situations de crise afin d’apporter le meilleur service à nos clients. Elle n’hésite pas à contacter les pharmaciens afin de leur fournir une information complète sur la gestion de la pénurie et les dates prévisionnelles de disponibilité du produit concerné. »

« Lorsque, par bonheur, nous réceptionnons 500 produits remis en circuit et qu’il y a 1 200 demandes en attente, nous veillons à assurer la meilleure répartition possible et à approvisionner le plus grand nombre de nos sociétaires, tout en tenant compte des urgences (un rappel de vaccin est prioritaire sur une primo-injection) et des besoins de chaque officine, mentionne Alain Roudergues. Nous essayons aussi de tenir à jour des listes des pharmaciens qui ont déjà bénéficié de livraisons, mais nous faisons surtout appel à leur bon sens pour que leurs commandes, en pareille situation, restent raisonnables. »

En attendant la généralisation des protocoles Internet

Jean-Christophe Audousset reconnaît que les répartiteurs tiennent compte des liens d’exclusivité avec leurs clients, mais ce n’est pas une garantie absolue pour être livré plus rapidement et en plus grande quantité. De plus, les dépannages entre établissements d’un même répartiteur proches géographiquement sont monnaie courante (système de navettes internes le jour, déplacement de stocks la nuit). Et quand les choses reprennent leur cours normal, les délais de réapprovisionnement sont sensiblement équivalents entre les agences, à 12 ou 24 heures près.

Une des situations les plus difficiles à gérer pour un répartiteur : le pharmacien appelle le laboratoire qui indique que le produit est disponible à nouveau… mais entre le moment où le produit est libéré et celui où il est réellement livré au répartiteur, il peut se passer plusieurs jours pendant lesquels le pharmacien de bonne foi ne comprend pas qu’il ne soit pas livré.

Autre souci, le protocole actuel de télétransmission des commandes ne permet pratiquement pas au répartiteur de commenter les informations reçues par le pharmacien sur les manquants en retour de sa commande. Mais il devrait évoluer rapidement vers des protocoles Internet. Les répartiteurs y travaillent activement.

1 000 à 1 500 manquants chaque mois en France

Il est très difficile de déterminer exactement le niveau des manquants. Les pharmaciens transmettent à leur répartiteur des lignes de commandes plusieurs fois chaque jour. Dès qu’un produit est en « manque laboratoire », la ligne de commande est transmise systématiquement à chaque télétransmission, ce qui ne veut pas dire qu’elle aurait été commandée autant de fois… Mais Pascal Grateau, de Phoenix Pharma, évalue entre 1 000 et 1 500 par mois le nombre de produits manquant au moins un jour, ce qui représente environ 4 % de la collection.

Jean-Christophe Audousset, d’Alliance Santé, constate que le nombre des manquants était trois à quatre fois moins important il y a dix ans. « La tendance à la réduction des stocks et à l’optimisation des flux pousse de plus en plus les industriels à la faute. » Une tendance qui, à son grand regret, ne va pas s’inverser dans les années à venir, bien au contraire.