LES RUPTURES D’APPROVISIONNEMENT EN VOIE DE RÉSOLUTION ?

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Publié le 23 mars 2013
Par Francois Pouzaud
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Les premiers effets du décret sur les ruptures d’approvisionnement et les efforts conjugués des laboratoires et des grossistes-répartiteurs pour améliorer la supply chain du circuit de distribution sont palpables. Mais si les taux de manquants baissent, cela grippe toujours entre laboratoires et répartiteurs. A moins que l’Ordre ne vienne mettre un peu d’huile dans les rouages…

Depuis des années, les répartiteurs s’emploient à améliorer leur supply chain (« service logistique ») pour garantir à leurs clients la meilleure disponibilité possible des produits livrés par les laboratoires : révision mensuelle des collections à partir d’analyses des besoins des clients des trois derniers mois, constitution de stocks de sécurité dans chacune des plates-formes régionales, adaptation des flux aux besoins réels, information sur la disponibilité des produits en stock, mise en place d’indicateurs de performance pour suivre la qualité de leurs prestations (prise de commande, préparation, livraison conforme et dans les délais), etc.

Jusqu’à peu, les ruptures demeuraient ponctuelles et résultaient de facteurs impossibles à anticiper (mauvaises conditions météorologiques, catastrophes naturelles, problème grave dans un site de fabrication…). Mais, depuis deux ans, la fluidité du circuit de distribution du médicament en France n’est plus optimale. A tel point qu’elle fait l’objet d’un décret du ministère de la Santé publié en septembre 2012. Pour avoir une idée de l’ampleur du problème, quelques chiffres : en moyenne, un répartiteur a en collection 8 000 références de princeps et 5 000 références génériques (source OCP). « Or nous avons à gérer des problèmes de réapprovisionnement avec les laboratoires pour environ 400 à 500 références », signale Jean-Pierre Houssin, directeur des opérations et membre du directoire de l’OCP. L’origine des ruptures est industrielle pour deux tiers des manquants, l’autre tiers incombant à la répartition. Les deux tiers des ruptures ont une durée inférieure ou égale à 15 jours. « Grâce à nos stocks de 15 jours ou plus, elles ne perturbent pas les pharmacies », signale Franck Putzolu, directeur des achats de Phoenix Pharma France. Mais 14 % des ruptures durent de 15 à 30 jours et 12 % dépassent 30 jours (source CSRP). « Il y a alors une réelle pénurie, le temps que le manquant revienne sur le marché et que le répartiteur reconstitue son stock de sécurité », poursuit-il.

« Il faut améliorer la collaboration entre tous les collaborateurs de la chaîne »

Sur certains produits commercialement et médicalement importants, les répartiteurs disposent d’un stock de sécurité plus conséquent. Il est de trois semaines chez Phoenix Pharma. « A l’OCP, des points hebdomadaires sont effectués avec les laboratoires sur les ruptures. En fonction de la disponibilité chez le laboratoire, nous mettons en place des réserves de produits en cas d’urgence pour faire face aux demandes des clients », précise Jean-Pierre Houssin. Sur des produits sensibles, les répartiteurs se donnent des exigences au-delà de la réglementation. Alliance Healthcare a mis en place en juillet dernier deux listes : « La liste d’urgence thérapeutique est une liste restreinte de médicaments devant être fournis dans un délai extrêmement rapide sur tout le territoire, présente Christophe Carrot, directeur des approvisionnements d’Alliance Healthcare. Ces produits sont disponibles dans nos 51 établissements. La liste “cœur de gamme” réunit quelque 1 500 spécialités médicales pour lesquelles un stock de sécurité a été mis en place dans nos sept établissements régionaux, pour intervenir en cas de défaillance. »

Les répartiteurs appellent de leurs vœux l’élaboration d’un plan d’action en commun avec les laboratoires : « Il faut améliorer la collaboration entre tous les acteurs de la chaîne », réclame Jean-Pierre Houssin. Un des problèmes prioritaires à résoudre est celui des livraisons par les transporteurs. « Les livraisons aux répartiteurs peuvent avoir deux ou trois jours de retard, déplore Franck Putzolu. Le calendrier des commandes est de moins en moins bien respecté et certains laboratoires sont plus ou moins à l’écoute de nos plaintes, ou ont peu de maîtrise sur leurs transporteurs. Des conflits peuvent éclater avec des dépositaires qui ne répondent pas à nos appels ou à nos mails, ou nous livrent de façon aléatoire. » « A l’OCP, nous effectuons des reportings sur la qualité et la régularité de la prestation des transporteurs qui nous livrent, un des maillons faibles dans la chaîne de distribution », précise Jean-Pierre Houssin. Alliance Healthcare déclare contractualiser systématiquement sa relation avec ses prestataires en transport avec mise en place d’audits réguliers d’évaluation. « Ceux-ci ont pour but de décrire précisément leur mission et de les sensibiliser à la distribution des produits de santé », précise Christophe Carrot.

Une information sur les manquants à améliorer

Les répartiteurs cherchent à optimiser les circuits avec les laboratoires. Alliance Healthcare a ainsi mis en place une feuille de route pour avoir, lors de la passation des commandes, un état de disponibilité des produits, plus spécifiquement sur ceux à fort risque de rupture. « Nous avons des échanges en temps réel, précise Christophe Carrot. Les ruptures sont anticipées par la création d’un stock de sécurité centralisé dans chacun de nos établissements régionaux. Si le produit est manquant, nous passons dès le premier jour de rupture une ou plusieurs commandes au laboratoire. » Les répartiteurs se préoccupent également de mettre les bonnes compétences aux postes clés du système d’achats. « Chez Phoenix Pharma, les profils que nous recrutons sont à présent des personnes bac + 2 avec un BTS de logisticien, elles-mêmes encadrées par des ingénieurs bac + 5 », précise Franck Putzolu. En amont, pharmaciens comme patients se plaignent d’être mal informés sur les « manquants fabricants ». « Nous avons commencé cette collaboration avec les laboratoires par la mise en place d’une information sur les ruptures sur notre site Internet OCP Point à destination du pharmacien. Pour constituer cette base, nous transmettons aux labos la liste des ruptures qu’ils complètent par une prévision de date de retour à la normale », précise Jean-Pierre Houssin. Depuis juillet 2012, les clients d’Alliance Healthcare peuvent, grâce à la mise en place de deux codes spécifiques sur leur facture, savoir si le ou les produits non livrés sont dus à des ruptures de laboratoires ou d’établissements de répartition de rattachement.

Quotas, exportations parallèles : le grand flou

Pour des médicaments spécifiques comme les antirétroviraux, le Leem constate une différence significative entre les quantités mises à disposition par les laboratoires et le nombre inférieur d’unités délivrées par les officines, pouvant provoquer des ruptures d’approvisionnement. Les répartiteurs répondent qu’ils ne sont pas responsables du système des quotas auquel ils sont soumis par certains laboratoires. Un système inventé par les laboratoires pour pouvoir vendre leurs médicaments plus cher dans d’autres pays de l’Union européenne. Difficile de discerner, en interrogeant industriels et répartiteurs, le lien entre les ruptures et les activités d’exportation parallèle concernant les produits soumis à quotas, chacun se renvoyant la responsabilité. Dans ces conditions, l’amélioration de la supply chain peut difficilement régler un problème à la fois politique et économique. Les laboratoires livrent à la Répartition des quotas de médicaments définis de façon arbitraire, et dont le mode de calcul n’est pas très clair. Globalement, les quantités en produits contingentés livrées sont calculées à partir des parts de marché respectives de chaque répartiteur.

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Néanmoins, cette règle tient compte aussi de la géolocalisation des agences pour certains segments de marché. « Concernant le contingentement sur les produits de biotech, les règles actuelles de calcul de quantités à nous livrer ne nous permettent pas de satisfaire 100 % de la demande », rapporte Jean-Pierre Houssin. Avec 8 % de parts de marché, Phoenix Pharma doit être vigilant car les quantités livrées peuvent être inférieures au quota auquel ce répartiteur a droit. « Les stocks de produits contingentés et de niche sont centralisés sur nos plus grosses plates-formes », précise Franck Putzolu.

Le dossier pharmaceutique à la rescousse

« Le dossier pharmaceutique est une autoroute informatique et un vecteur de remontées d’informations qui ne demandent qu’à être exploitées. » Après avoir créé un système de transmission d’alertes en temps réel aux officines via le DP pour les rappels et retraits de lots, Jean-Pierre Paccioni, président de la section B (pharmaciens de l’industrie) de l’Ordre, est maintenant missionné par Isabelle Adenot, présidente du Conseil national pour monter un dispositif équivalent pour le signalement des ruptures constatées par les pharmaciens d’officine, des PUI et des grossistes-répartiteurs. « Le DP dispose d’une boîte à messages pour chaque laboratoire qui, averti de la rupture de son produit, prendra contact avec le pharmacien pour le dépanner en urgence. En même temps, une déclaration du laboratoire sera adressée automatiquement à l’une des 21 ARS concernées qui fera une analyse géographique des ruptures observées. Les laboratoires ayant l’obligation d’adresser chaque trimestre un bilan complet des appels reçus et des actions mises en œuvre à l’ANSM, le DP permettra de mieux centraliser les appels du call center. Nous aurons ainsi une transparence totale sur les ruptures des laboratoires. Ce nouvel outil devrait être disponible à la fin de cette année après la mise en place d’un test pilote qui devrait permettre à l’ensemble des acteurs de la chaîne pharmaceutique de vérifier que cette nouvelle fonctionnalité du DP correspond bien aux besoins. »

LES RUPTURES EN CHIFFRES

13,5 % Médicaments non livrés par les laboratoires aux répartiteurs (10,5 % princeps hors génériques et 18,8 % génériques et princeps du Répertoire).

3 % Médicaments non livrés aux officines (2,4 % princeps hors Répertoire et 4,5 % génériques et princeps du Répertoire).

14 % Ruptures qui durent de 15 à 30 jours.

12 % Ruptures qui durent plus de 30 jours.

(Source CSRP à fin 2012)

Lexique

Supply chain

Gestion de la chaîne logistique pour livrer au distributeur final le bon produit, en bonne quantité et au bon moment.

Manquant fabricant

Produit manquant du fait de la non-livraison par le laboratoire distributeur.

Manquant quota

La rupture est liée à la consommation du quota alloué (mensuellement ou trimestriellement) par le laboratoire au répartiteur.

Manquant magasin

Un produit n’est pas disponible dans le stock de l’établissement lors de la passation de commande. Il peut être proposé via l’établissement régional ou national si ces derniers disposent d’un stock suffisant.

INTERVIEW
HUBERT OLIVIER PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE SYNDICALE DE LA RÉPARTITION PHARMACEUTIQUE (CSRP)

« La situation s’améliore mais pas suffisamment »

Quelle est la situation concernant les ruptures d’approvisionnement en ce début d’année 2013 ?

En juin dernier, les quantités de médicaments non livrées par les laboratoires aux répartiteurs – en en amont – étaient de 15 à 18 % ; elles sont passées fin 2012 à 13,5 %. En aval, sur les quantités non livrées aux pharmaciens, le taux est tombé sur la même période de 6 % à 3 %. L’intervention du répartiteur divise donc par trois le taux de rupture dans les officines. Sur les princeps hors Répertoire, les taux ont baissé à 10,5 % en amont et 2,4 % en aval. En revanche, sur les génériques et les princeps du Répertoire, ils ont augmenté à 18,8 % en amont et 4,5 % en aval. Six mois après la mise en œuvre du dispositif « tiers payant contre génériques », il y a toujours des soucis d’approvisionnement sur cette catégorie de produits. Enfin, concernant les produits contingentés, les taux en amont et en aval sont respectivement de 18,6 % et de 3,7 %.

Comment expliquer que le taux de rupture le plus élevé concerne les quantités de génériques livrées aux répartiteurs ?

Quand les laboratoires de génériques n’ont pas de stocks suffisants, ils privilégient les ventes directes et n’approvisionnent les répartiteurs qu’après. Cet arbitrage, à mon sens, n’est pas une bonne stratégie. En effet, compte tenu des volumes de génériques vendus aujourd’hui (plus d’un médicament remboursable sur trois) et du poids du Répertoire, les officinaux sont demandeurs de flux d’approvisionnements fréquents et réguliers. Les laboratoires de génériques auraient intérêt à privilégier les approvisionnements par le répartiteur s’ils veulent répondre au mieux aux attentes de leurs clients.

Et concernant les produits sous quotas ?

Les laboratoires décident des quotas de médicaments et nous sommes tributaires de leurs quantités. Si le produit ne nous est pas mis à disposition, nous ne pouvons le livrer ! Sur les produits d’intérêt thérapeutique majeur, les taux de rupture en amont restent importants. C’est le cas des antinéoplasiques dont le taux de rupture a été ponctuellement de 20 % en décembre. A l’inverse, il n’y a eu, au cours des derniers mois, pratiquement aucune rupture sur les immunosuppresseurs. Enfin, le taux de rupture des antirétroviraux reste stable à 5 % alors que ces produits ne sont plus exportés… Force est de constater que les quotas fixés sur ces médicaments ne subviennent pas aux besoins du marché national.

Le décret sur les ruptures d’approvisionnement a-t-il permis des avancées ?

Il a permis de renforcer les obligations d’approvisionnement des industriels vis-à-vis de la répartition. Il a donné aussi les moyens à l’ANSM de s’assurer que tous les acteurs qui disposent du statut de grossiste-répartiteur soient capables d’assumer leurs responsabilités et de remplir leurs obligations de service public. La situation s’améliore mais pas suffisamment.

Les propositions de solutions présentées par la CSRP, en complément du décret, ont-elles été mises en place, ou sinon discutées avec les pouvoirs publics ?

Les centres d’appels instaurés par le décret sont utiles en termes de signalement des ruptures mais, jusque-là, je n’ai jamais vu un centre d’appels assurer la livraison des spécialités manquantes jusqu’à l’officine. C’est pourquoi la CSRP a fait deux propositions. Mettre en place un comité de suivi de l’approvisionnement des officines, rassemblant le ministère de la Santé, l’ANSM, les syndicats et l’Ordre des pharmaciens, le Leem et la CSRP. Nous pourrions ainsi avoir une restitution des chiffres sur les ruptures d’approvisionnement en toute transparence de façon à en établir les causes, mesurer l’efficacité des dispositions en place et en proposer de nouvelles si nécessaire. Et puis instaurer un dispositif d’approvisionnement d’urgence des officines qui serait déclenché par l’ANSM dans le cadre d’un plan de gestion des ruptures. Ce dispositif consisterait à concentrer sur 26 établissements « pivots », établissements régionaux importants répartis au sein de toutes les entreprises adhérentes de la CSRP, tous les stocks disponibles et, ainsi, à faciliter l’accès à chacune des 22 000 officines du territoire dans un délai de livraison de 24 heures. Nous n’avons eu aucun retour des pouvoirs publics.

LA RÉPONSE DE…

CLAUDE BOUGÉDIRECTEUR GÉNÉRAL ADJOINT DU LEEM

« Concernant les propositions de la CSRP, le Leem a toujours dit qu’il est très difficile de traiter des ruptures tant que celles-ci ne sont pas clairement définies et objectivées. Il faut d’abord évaluer la réalité du sujet?; sans ce préalable, on ne pourra pas y apporter des solutions concrètes. L’Ordre des pharmaciens souhaite apporter des réponses sur le terrain de la responsabilité pharmaceutique. Le Leem salue cette initiative pour tenter de normaliser les procédures de déclaration des ruptures, ce qui permettra de formaliser leur constatation, d’en évaluer leur ampleur et leurs conséquences, de dégager des priorités, notamment du point de vue de la santé publique, et, enfin, de définir des procédures pour rétablir le plus rapidement possible les flux d’approvisionnement. »

Les recommandations académiques

L’Académie nationale de pharmacie a émis, le 20 mars, des recommandations en matière de ruptures d’approvisionnement, dont :

• mettre en place un système d’importation et de prise en charge permettant au pharmacien de dispenser des médicaments importés de façon exceptionnelle et transitoire ;

• donner plus de visibilité aux numéros d’appel d’urgence des laboratoires pour assurer des dépannages d’urgence en cas d’indisponibilité du médicament ;

• aménager l’information mise à disposition sur le site de l’ANSM pour qu’elle soit plus facilement accessible aux prescripteurs et aux pharmaciens ;

• mettre en place des structures locales d’échange médecins/ pharmaciens/Assurance maladie pour communiquer et trouver des alternatives ;

• s’inspirer du modèle québécois pour l’adaptation par le pharmacien des traitements en cas de ruptures (substitution par un autre médicament d’une même sous-classe thérapeutique, en vigueur d’ici juin 2013).