Coucou voilà les honoraires !

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Publié le 26 juin 2004
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Sous la pression des chaînes, de la vente par correspondance et, depuis peu, des « médecins dispensants », les pharmaciens suisses ont dû faire leur révolution professionnelle. Leur arme : les honoraires. Et ça marche !

Les conditions d’exercice des pharmaciens suisses ne sont pas régies par les mêmes lois selon qu’ils exercent à Bâle, à Montreux ou dans le canton d’Appenzell. Mais le libéralisme économique est partout de mise dans la confédération helvétique. Ainsi, les non-pharmaciens ont toujours été autorisés à détenir une officine. Les coopératives sont légales depuis 1905 et la multipropriété est inscrite depuis plus de quarante ans dans les annales de la pharmacie.

De même, s’il a aujourd’hui tendance à faire tache d’huile davantage pour des raisons économiques que géographiques, le phénomène du « médecin dispensant » (voir encadré page 23), système proche de la propharmacie, qui date de l’époque de Frédéric II, a toujours marqué le paysage des cantons alémaniques. Et pour compléter ce contexte de canaux de distribution multiples, la vente par correspondance fut autorisée par la loi sur les médicaments en 2001.

Salvatore Volante, directeur du cabinet de consultants MMConsult, situe cette loi comme le véritable tournant de la pharmacie suisse : « Il y a encore cinq ans, la structure de référence de la pharmacie suisse était le magasin de détail. La loi sur le médicament, l’introduction de la rémunération basée sur les prestations ainsi que la loi sur les cartels ont tout à coup libéré les prix pour les médicaments prescrits comme pour l’OTC. Tout ceci a induit de nouveaux comportements de marketing, de vente et de fidélisation du client/patient et de nouveaux modes de distribution. Du jour au lendemain, les pharmaciens ont été complètement livrés au marché et ont dû se battre contre les chaînes, surtout en Suisse romande. »

Dans ce pays qui ignore le numerus clausus, des chaînes nouvelles ont surgi, assurant la pérennité d’officines en difficulté financière. Les rabais sur les médicaments OTC, qui n’étaient jusqu’alors employés que par les chaînes comme SunStore ou Capitole, sont devenus les armes marketing des pharmacies du Sud-Ouest, en proie à la concurrence de leurs homologues françaises.

Révolution dans les rémunérations.

Kurt Eberle, président de la Pharmacie de la Rose (grossiste et pharmacie vépéciste), décrit la Suisse comme « politiquement conservatrice mais économiquement très libérale ». Un pays où les pharmaciens doivent défendre leurs positions pas à pas. Ce que fait Dominique Jordan, président de la Société suisse des pharmaciens (SSPh), qui s’attelle à l’élaboration de nouveaux profils pour les officinaux : « programme qualité QMS-Pharmacie », pérennisation de leurs revenus par un nouveau mode de rétribution, « cercles de qualité médecins-pharmaciens » pour la prescription de médicaments en milieu ambulatoire (9 % d’économies réalisées sur les prescriptions entre 1999 et 2002)…

Le plus grand succès de ces dernières années pour la Société suisse des pharmaciens aura été de révolutionner le système de rémunération des officinaux et de l’imposer tant au législateur qu’aux caisses d’assurance maladie. Aux marges fluctuantes et inflationnistes, a été substitué un modèle de rétribution basé sur la prestation intellectuelle : la rémunération basée sur les prestations (RBP).

Nouvelle image de marque grâce aux honoraires.

Adoptée en 2001, suite à l’introduction de deux lois sur les cartels et l’assurance maladie*, la RBP est fondée sur un système de paramètres fiables et faciles à contrôler par les caisses. Désormais, deux « honoraires », baptisés – malencontreusement – « taxes », constituent la base fixe de la rémunération du pharmacien.

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La « taxe patient » (7 points soit 4,59 Euro(s)) est perçue par trimestre et par prescripteur. La « taxe forfaitaire » par ligne de médicament prescrit est de 4 points soit 2,62 Euro(s). Elle peut cependant atteindre 13,12 Euro(s) suivant les majorations (tarifs de nuit, substitution générique, prise de médicaments sous surveillance, etc.). La valeur du point, actuellement fixée à 0,656 Euro(s), peut faire l’objet de réévaluation.

A ce socle de rémunération vient se surajouter une marge correspondant à en moyenne 15 % du prix fabricant du médicament ainsi qu’une prime par emballage (marge fixe). On estime ainsi que sur le chiffre d’affaires moyen d’un pharmacien, soit 431 875Euro(s), la somme des deux taxes, soit 106 875 Euro(s), est équivalent à son revenu moyen.

La RBP n’a pas infléchi le pouvoir d’achat des officinaux. Tout au plus a-t-elle bousculé quelques habitudes et suscité quelques détracteurs : « Certains ont dû subitement prouver qu’ils travaillaient, car désormais nous parlons de prestations de qualité », ironise Dominique Jordan (lire interview page 21). En effet, en se basant sur les seules prestations intellectuelles, la RBP a donné une nouvelle notoriété à la profession.

Pour le grand public, le pharmacien n’est plus rémunéré pour ouvrir son « tiroir-caisse » mais pour remplir de façon contractuelle une série d’exigences (voir encadré page 23) qu’il remplissait autrefois de façon informelle. Un premier pas vers le contrôle de la qualité était franchi. Et les pharmaciens de renouer avec un principe cher à tout citoyen suisse, la neutralité. Dans ce cas précis, elle concerne les coûts. Ou plutôt leur transparence.

La RBP (donc les honoraires) a contribué à rééquilibrer le système et à en freiner les dérapages. Selon une étude de la SSPh et de Santésuisse, la fédération des caisses d’assurance maladie, « la hausse des frais de médicaments en 2002 a été inférieure de 62,5 millions d’euros à ce qu’elle aurait été dans l’ancien système ». Depuis l’introduction de la RBP, ce sont plus de 125 millions qui ont ainsi été économisés.

Un impact sur la répartition.

Séduisant, ce système qui induit la transparence resserre les liens entre officines et clients en évitant le nomadisme et en introduisant davantage de professionnalisme. Les pharmaciens suisses seraient-ils parvenus à trouver la pierre philosophale de la profession ? Si elle est sur la bonne voie, la RBP n’en est pas moins perfectible.

René Julen, installé depuis dix ans à Brig au rez-de-chaussée de plusieurs cabinets médicaux, avoue profiter de la nouvelle réglementation qui, selon lui, favorise les pharmacies de passage. « J’ai une clientèle jeune, familiale », décrit-il, se félicitant de pouvoir mettre en avant ses compétences professionnelles. Sans la RBP, René Julen aurait craint pour ses revenus à moyen terme : « Les marges se seraient de plus en plus réduites. » Cependant, s’il le pouvait, le pharmacien de Brig aimerait concentrer les deux taxes en une seule, par souci de simplification.

Une revendication à laquelle la Société suisse de pharmacie ne veut accéder en aucun cas, en cette période de renégociation du système avec les caisses. « C’est une question politique et stratégique car il sera plus facile de supprimer une taxe que deux », déclare Dominique Jordan. Un argument de choc, car déjà la chaîne SunStore (une cinquantaine de pharmacies) et les deux groupes de vente par correspondance, Mediservice et la Pharmacie de la Rose, renoncent à la facturation des deux taxes.

Du coup, les choses bougent aussi chez les grossistes. Du moins chez le numéro un dans le pays (et le seul suisse), Galexis, filiale du groupe Galenica, qui a fait sa révolution en même temps que les pharmaciens. A la marge grossiste s’est ici substituée une rémunération du répartiteur par le pharmacien, selon des termes prévus par un contrat individuel. Désormais, chacun des 1 600 pharmaciens clients de Galexis disposent d’un contrat reposant sur le principe des « fees for services » : la prise de commande, la préparation (poids/volume), la livraison et la gestion assurée par l’officinal (retour, commandes groupées…). Le résultat est plus que probant car, pour le pharmacien, la guerre des ristournes n’a plus lieu. C’est à lui d’influer sur sa note finale par son comportement.

Les effets ne se sont pas fait attendre : alors qu’autrefois un pharmacien de Genève se faisait livrer six fois par jour à partir de Lausanne, il n’a plus recours que 2,2 fois par jour aux services de son répartiteur.

Quant à Galexis, qui a optimisé son organisation, elle peut mieux se démarquer de ses trois autres concurrents répartiteurs (Amedis-UE AG/Phoenix, Voigt AG et Unione Farmaceutica), grâce à une tarification transparente et cohérente. Pourtant, rien n’obligeait le groupe Galenica à opérer ce virage. « Nous avons voulu atteindre au plus près la vérité des coûts », expose René Jenny, directeur général d’un groupe aux multiples activités : une chaîne de cent officines (Galenicare) et une joint-venture avec les grandes surfaces Coop pour l’ouverture de cinquante points de vente (chaîne à l’enseigne Coopvitality).

Trois à quatre cents pharmacies sous le seuil de rentabilité.

Finalement, trois ans après son introduction, la rémunération basée sur les prestations a fait ses preuves. Les caisses reconnaissent aujourd’hui son succès. Pour l’ensemble des titulaires, c’est aussi une victoire alors que, paradoxalement, ils ont vu leur marge pour les médicaments remboursés baisser de 33,2 % avant la RBP à 32,6 % l’année suivante. « Trois ans plus tard, on estime que les pharmaciens réalisent en moyenne 15 % de bénéfices en moins, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’en valeur absolue ils font moins de bénéfices », note Salvatore Volante. Selon lui, la volonté des caisses et des politiques de ramener la marge des pharmaciens suisses à un niveau européen, soit 25 % à 28 %, leur serait fatale : « Au regard de l’absence de numerus clausus [qui multiplie et exacerbe la concurrence, NdlR], aucun volume minimal en chiffre d’affaires ou en bénéfices ne pourrait être garanti. »

Les officinaux suisses restent très discrets sur les conséquences à moyen terme des coups portés par la dispensation médicale, la vente par correspondance et les chaînes. Le nombre d’officines vivant sous le seuil de la rentabilité (bénéfice de 12 500Euro(s)Euro(s) pour un chiffre d’affaires de 375 000 à 500 000 Euro(s)) est aujourd’hui estimé entre 3 et 400. D’aucuns ne veulent aujourd’hui prédire leur avenir, mais une chose est sûre : sans les honoraires, le système antérieur aurait accéléré la disparition des officines suisses.

* Avant 1996, le marché était ordonné par des prix fixes et des marges. Depuis, il n’y a plus ni régulation ni ententes sur les prix, les canaux de distribution sont de facto libérés, la concurrence ouverte (rabais autorisés), mais les importations parallèles restent majoritairement interdites.

Chiffres

– 1 652 pharmacies (1/4 379 hab.). Les « cercles de qualité médecins-pharmaciens », en plein essor, sont parvenus à réaliser, entre 1999 et 2002, 9 % d’économies sur les prescriptions.

– 1 200 officines sont indépendantes (50 % sous forme de SA), 43 sont regroupées en coopératives, 264 appartiennent à des chaînes (environ 80 propriétaires), 170 à des non-pharmaciens dont 110 sont grossistes et 56 droguistes.

– 4 200 « médecins dispensants » sur 14 408 médecins libéraux, regroupés sous une fédération, l’APA.

– 782 drogueries.

« Nous avons permis 130 millions d’économies »

Dominique Jordan, titulaire à Sion (Valais), préside depuis un an et demi la Société suisse des pharmaciens. Son combat est axé sur la reconnaissance des compétences de la profession.

« Le Moniteur » : Entre VPC, chaînes et dispensation médicale, les concurrents ne manquent pas. Quel est celui qui porte le plus préjudice à l’officine ?

Dominique Jordan : La dispensation médicale est le véritable drame de notre système. Car dans ce cas le médecin détient le monopole non seulement de la prescription, mais aussi de la distribution du médicament. La décision d’engendrer des coûts de médicaments revient au médecin. C’est comme s’il avait l’eau chaude et l’eau froide à la fois. Il est clair qu’au nombre de 1 657, les pharmaciens officinaux ne font pas le poids face aux quelque 14 400 médecins, très impliqués au niveau politique. Mais la Société suisse des pharmaciens, qui représente également l’Ordre, a la chance d’être une société faîtière, ce qui facilite le combat. Un combat qui doit être également mené au niveau cantonal à chaque fois qu’une législation change, comme c’est le cas en ce moment à Zurich.

Alors que les caisses visent à réduire les dépenses en médicaments, certains facteurs de coût vous échappent…

Le pharmacien suisse n’a pas, comme ses confrères de nombreux pays européens, le monopole de la distribution du médicament. Il opère dans un marché ultralibéral mais en restant soumis, paradoxalement, à de nombreuses barrières étatiques comme par exemple l’interdiction de réimportations de médicaments. Le législateur a ainsi privé notre profession d’instruments pour se battre dans ce contexte de libéralisation.

Pourtant vous avez remporté une victoire de taille en 2001, en imposant un modèle de rémunération sur les prestations.

Il est certain que nous sommes parvenus à mettre en place un modèle qui a amené quelque 130 millions de francs d’économie à notre système de santé et qui, pour la première fois, édictait par écrit les prestations du pharmacien. Jusqu’à présent personne ne savait au juste les services auxquels l’officinal était tenu. Nous avons consolidé nos compétences et les avons fait connaître. Parce qu’elle est située en dehors de toute considération de marge financière, la rémunération basée sur les prestations nous a permis de gagner en neutralité et donc en crédibilité. –

Propos recueillis par Marie Luginsland

Les neuf engagements du pharmacien

La RBP garantit formellement les prestations suivantes :

– vérification de l’ordonnance,

– renouvellements,

– vérification du dosage,

– contrôle des interactions, des facteurs de risque et des contre-indications,

– prise de contact avec le médecin prescripteur,

– contrôles des abus,

– conseils au patient (connaissance du dosage, de la durée de la thérapie, moments optimaux de prise des médicaments, motivation à l’observance thérapeutique, effets secondaires, indications sur la conservation du produit…),

– choix économiquement optimal de la taille de l’emballage,

– délivrance au patient selon l’urgence.

La dispensation médicale, plaie des pharmaciens

Le 1er juillet prochain, les médecins de Zurich et de Winterthur seront autorisés à distribuer eux-mêmes les médicaments prescrits à leurs patients. Ainsi en a décidé un vote populaire. On est loin aujourd’hui des contingences qui ont conditionné ce mode de distribution : faible densité de population, éloignement dû à la configuration géophysique… Si aujourd’hui les médecins zurichois qui en demandent l’autorisation deviennent « dispensants », c’est davantage pour des raisons économiques que démographiques ou géographiques. Car hormis les pharmaciens, tout le monde s’y retrouve : le patient, outre la commodité de se voir remettre les médicaments immédiatement, n’a pas à payer les deux taxes (voir page 22), et le médecin bénéficie de conditions avantageuses (voir page 26).

Quant aux caisses, elles ont elles aussi l’avantage de ne pas s’acquitter des deux taxes au pharmacien. Jusqu’à présent historiquement concentrée dans la Suisse alémanique, la dispensation tend à s’étendre à la Suisse romande. Les médecins, soumis depuis peu à une nouvelle tarification de leurs actes, pourraient y avoir recours, histoire de compenser leurs pertes de revenus éventuelles.

Chiffres

– Le Médicament

– Prix fabricant de 20 % supérieur au prix moyen européen. Ce prix est protégé pendant 15 ans, durée du brevet.

– TVA officine sur le médicament : 2,7 %.

– Depuis 2001, un nouveau système de calcul des prix a réévalué les produits bon marché et fait baisser les plus chers.

– Consommation : + 3,8% en 2003, imputable en majorité à la hausse du prix des médicaments (+ 43 % depuis 1998).

– Parts de marché : 57 % par les pharmacies, 16 % par les hôpitaux, 4 % par les drogueries, 3 % par la VPC, 20 % par les « médecins dispensants »,

– 60,4 % du marché est détenu par des produits sous brevet. Le marché du générique actuel ne représente que 7,1 % du marché potentiel.

– Substitution autorisée si elle est explicitement indiquée par le médecin prescripteur.

(Source : SL-Preise/Interpharma, fédération des laboratoires pharmaceutiques.)