« Ne pas confondre monopole d’exercice et monopole officinal »
Les récentes fluctuations des frontières de la distribution pharmaceutique en Allemagne, en Italie ou au Portugal n’ont rien pour rassurer les officinaux français. Ces modifications peuvent-elles avoir un impact sur l’évolution de la réglementation dans l’Hexagone, ne serait-ce que par le biais de la jurisprudence européenne ? Début de réponse avec Thierry Dugast*, avocat spécialisé en santé et droit public.
« Le Moniteur » : Doc Morris collectionne les conflits outre-Rhin avec la volonté manifeste de remonter si nécessaire jusqu’à la Cour de justice européenne (CJCE). Ces péripéties judiciaires peuvent-elles avoir des conséquences chez nous ?
Thierry Dugast : Oui, bien sûr. Mais ce ne sera pas forcément un bouleversement profond compte tenu de la compétence propre des Etats dans l’organisation de leur système de santé. Par exemple, l’arrêt concernant la vente par Internet indique que le droit communautaire ne permet pas d’interdire cette vente pour des médicaments sans prescription, mais laisse aux Etats le choix de l’interdire pour les médicaments sur prescription. Pour l’instant, et compte tenu du système français, on peut juste dire que cet arrêt limite en France les possibilités de vente par Internet à l’OTC. En ce qui concerne le monopole ou le contenu exact de l’« exercice personnel », il faut rester plus circonspect avant de connaître le sens de la décision de la CJCE. Le grand intérêt pour nous est la relative proximité des réglementations française et allemande sur cette matière, de sorte qu’un arrêt se prononçant sur la réglementation allemande est assez facilement transposable en droit français.
On dit depuis toujours que ce qui relève de la santé reste du ressort des Etats membres. A quoi s’en tenir aujourd’hui ?
C’est vrai que l’article 152 du traité prévoit une compétence subsidiaire des instances communautaires pour préserver la responsabilité entière des Etats dans l’organisation et la fourniture de services de santé et de soins médicaux. Cela ne signifie évidemment pas qu’un Etat peut s’affranchir des normes communautaires (traité, droit dérivé) qui visent notamment à la coordination et l’harmonisation des politiques nationales dans un certain nombre de domaines. Si la santé publique ne fait pas partie de ces domaines, le médicament (comme les dispositifs médicaux ou les compléments alimentaires) en fait partie, avec un Code communautaire des médicaments que doivent respecter les dispositions nationales. Tout aussi évidemment, l’interprétation de ces normes par la CJCE s’impose en droit français. Des compétences propres sont réservées aux Etats, charge à eux de respecter les normes et principes supérieurs du droit communautaire. Et, en France, les différentes juridictions sont obligées d’appliquer les normes de droit communautaire (traité ou directives essentiellement) et tiennent compte de l’interprétation de la CJCE.
Dans un contexte de prééminence du droit européen, quelle conséquence aurait un arrêt de la CJCE sur l’exercice personnel, par exemple ?
On ne peut pas affirmer que tous ses arrêts permettent de dégager une règle générale automatiquement transposable. En effet, les systèmes nationaux sont différents et la CJCE ne se prononce qu’en fonction des questions qui lui sont posées dans un contexte particulier. Il faut donc examiner dans chaque cas les conséquences de ses arrêts sur la situation dans les autres pays. Par exemple, la CJCE a jugé, le 31 mai 2005, que le monopole étatique suédois de distribution des médicaments était contraire au droit communautaire car ce système ne garantissait pas l’exclusion de toute discrimination dans les échanges communautaires. On ne peut évidemment pas en conclure que le système officinal français est contraire au droit communautaire ! En ce qui concerne la notion d’exercice personnel, il faut prendre en compte, d’une part, l’existence du monopole officinal, non remis en cause dans son principe qui participe de la protection de la santé publique, d’autre part, son contenu (quels produits relèvent du monopole ?) et ses incidences sur les modalités de délivrance. L’exercice personnel en France, pour simplifier, c’est d’un côté la propriété de l’officine et de l’autre l’exécution personnelle ou la surveillance de l’exécution des actes professionnels. Si une question doit être posée, c’est bien au regard de l’exigence de propriété de l’officine. Après tout, d’autres Etats ont déjà libéralisé cette première condition sans remettre en cause le monopole ni les exigences de santé publique.
En élargissant le raisonnement, une GMS pourrait-elle attaquer un jour en affirmant qu’il y a abus de droit en France en raison du maintien du monopole, alors que l’OTC sort des officines ailleurs dans l’Union ?
Ce n’est pas parce que d’autres Etats ont choisi de sortir l’OTC du monopole que cela doit s’imposer en France. On en revient au principe de la compétence des Etats membres. Mais cette évolution chez nos voisins implique une vraie réflexion sur le contenu du monopole, parallèle d’ailleurs à celle sur l’automédication. Si les expériences étrangères montrent l’absence d’atteinte à la santé publique…
Personne n’a osé lancer l’OTC sur Internet en France. Cela s’explique-t-il par les craintes de poursuites judiciaires ?
C’est vrai que depuis 2003 personne n’a tenté de franchir le pas. Cela tient peut-être autant à la réticence des autorités en la matière qu’à l’existence d’un réseau officinal dense et structuré ne laissant pas beaucoup de place à une nouvelle forme de distribution (qui ne pourrait porter actuellement que sur les médicaments hors prescription). Les expériences des GMS françaises se développent non pas sur le Net mais à l’étranger (Portugal, Italie), comme si, d’une certaine manière, elles expérimentaient l’intérêt de la vente de ces produits là où les obstacles formels ont disparu. Mais il faut être clair : le statu quo français ne pourra pas tenir si un opérateur décide de se lancer, en respectant évidemment la condition de base liée au respect du monopole d’exercice pharmaceutique, qu’il ne faut, à mon sens, en aucun cas confondre avec un monopole officinal. Une telle initiative imposerait des adaptations limitées des textes français, que les autorités ne pourraient pas refuser car le droit national doit se mettre en conformité avec le droit communautaire qui permet ce type de distribution.
* Cabinet Courtois-Lebel, Paris
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