LA CROISSANCE À TOUT PRIX

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Publié le 6 décembre 2014
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L’OPA de Pfizer sur AstraZeneca au printemps 2014 a mis sous les feux des projecteurs les fusions-acquisitions qui ont repris de plus belle dans le secteur pharmaceutique. POUR SURVIVRE, LES LABORATOIRES DOIVENT EN EFFET TROUVER DE NOUVEAUX VECTEURS DE CROISSANCE.

Le 3 mai 2014, Pfizer lance une OPA surprise sur AstraZeneca pour 106 Md$ (77 Md€). Le géant américain n’aura pourtant pas gain de cause. Après une seconde offre de Pfizer, le conseil d’administration du groupe britannique rejette l’opération. AstraZeneca veut garder son indépendance et surtout son pipeline de produits (voir l’interview de Philippe Géhin, vice-président d’AstraZeneca France, p. 49). Cette OPA qui a tenu en haleine la presse durant plusieurs semaines est cependant l’arbre qui cache la forêt. Les fusions-acquisitions se sont multipliées cette année après avoir déjà repris en 2013. Certes, ces mouvements ne sont pas nouveaux dans le secteur pharmaceutique, mais l’industrie vivait depuis 2007-2008 une période d’accalmie.

Alors pourquoi cette agitation soudaine ? « Avant 2008, compte tenu de la chute de nombreux brevets prévue dans les années à venir, les laboratoires savaient qu’ils devaient se réorganiser. Aujourd’hui, au regard de la stabilité macroéconomique et de la croissance prévue à moyen terme dans le secteur pharmaceutique et des sciences de la vie, les groupes cherchent à investir », explique Anne-Christine Marie, associée en charge de la pharmacie dans le cabinet de conseil PricewaterhouseCoopers (PwC). « Les grands groupes pharmaceutiques sont sortis de la crise relativement indemnes et leur capacité à investir est plus forte que dans beaucoup d’autres secteurs, remarque Mathieu Wallich-Petit, associé chez KPMG. La stratégie de fusion-acquisition fait aussi partie de la culture du secteur pharmaceutique. » Les montants des différentes transactions qui ont eu lieu au premier semestre 2014 en sont la preuve. Selon PwC, ils se sont élevés à 87 Md€, dont 50 Md€ pour le seul deuxième trimestre. En 2013, la totalité des mouvements n’avait représenté que 77 Md€. « Nous pensons que nous allons dépasser l’année record de 2006 où les montants des transactions avaient atteint 100 milliards de dollars », estime Anne-Christine Marie.

UN BUSINESS MODEL QUI CHANGE

Les sommes investies dans des fusions ou des acquisitions laissent rêveur. Mais à quoi sert tout cet argent ? Dans une interview accordée au quotidien économique Les Echos en juin dernier, Pascal Soriot, directeur général d’AstraZeneca, expliquait qu’une « fusion permet de survivre plus longtemps. Mais on n’achète que du temps ». Ce n’est pas faux, mais pas aussi simple. « Les groupes sont à la recherche de relais de croissance, notamment dans les pays émergents », observe Mathieu Wallich-Petit. Et pour trouver des relais de croissance, les groupes ont deux grandes options : soit ils détiennent de nouvelles molécules grâce à leur recherche et développement, soit ils n’en ont pas et les obtiennent en acquérant d’autres laboratoires ou des sociétés de biotechnologies. Avec son OPA sur AstraZeneca, Pfizer illustre la seconde démarche. Cependant, les stratégies des groupes pharmaceutiques ne peuvent être réduites à un choix entre investir dans la R&D ou dans des fusions-acquisitions. « Le modèle historique de blockbusters évolue depuis plusieurs années et les groupes s’y adaptent. On assiste à un changement de business model », résume l’associé de KPMG.

L’environnement mondial, économique, technologique et réglementaire évolue en effet depuis plusieurs années. Les pays développés demeurent des marchés importants où les taux de croissance restent forts : en 2011, les Etats-Unis, le Japon, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et le Canada représentaient 59 % du chiffre d’affaires des industries de santé (source : PwC et Business Monitor International). Mais, dans le même temps, la réglementation s’est fortement renforcée. Et les payeurs (assurance maladie, complémentaires santé, pouvoirs publics) en veulent désormais pour leur argent. Ainsi, les laboratoires doivent « maximiser la molécule », pour reprendre le terme d’une étude de PwC, « De la vision à la décision, Pharma 2020 », et apporter une valeur ajoutée aux patients, qui devra être démontrée. Avec, en outre, un prix abordable. L’entrée des technologies dans le monde de la santé bouleverse aussi la donne. « R&D, e-santé, big data : tout bouge actuellement, souligne Anne-Christine Marie. On entre dans le monde du “SMAC” : Social Media, Mobile, Analytics and Cloud. » Les groupes doivent donc intégrer ces nouveaux éléments tant en interne que dans leur offre.

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En parallèle, les marchés émergents se développent, mais ne sont pas forcément un eldorado. Les dépenses en médicaments augmentent vite par rapport à celles des marchés matures (elles devraient représenter 499 Md€ en 2020 contre 205 Md€ en 2011). Cependant ces marchés sont très hétéroclites, y compris au sein d’un même pays. L’essor des classes moyennes, par exemple en Chine, crée du pouvoir d’achat qui pousse les patients à devenir plus « consommateurs ». En outre, les modes de vie convergeant avec ceux des pays développés, ces populations commencent à souffrir des mêmes pathologies (maladies cardiovasculaires, diabète, BPCO…) que les patients des marchés matures. Pour autant, la pauvreté est loin d’être éradiquée et les populations les plus défavorisées ont des besoins médicaux spécifiques. A cette forte hétérogénéité s’ajoutent des facteurs politiques, religieux et réglementaires complexes.

RATIONALISER SON PORTEFEUILLE DE PRODUITS

Cette complexité conduit les industriels de santé à adapter leur stratégie et à « rationaliser leur portefeuille de produits en fonction de leurs centres d’intérêt », résume Mathieu Wallich-Petit. C’est pour cette raison que l’on assiste à des recentrages d’activités et par conséquent à des fusions-acquisitions par des groupes qui ont aussi des molécules en développement. Le 1er octobre dernier, Merck & Co a ainsi finalisé la cession de sa division de produits grand public au groupe allemand Bayer. Cette acquisition d’un montant de 14,2 milliards de dollars permet à Bayer de devenir le numéro 2 mondial de l’OTC. Autre acteur du marché de l’automédication, le belge Omega Pharma doit finaliser début 2015 son acquisition par le groupe américain Perrigo, pour 3,6 milliards d’euros. D’autres groupes comme Abbott Laboratories et Sanofi chercheraient à céder leurs médicaments « anciens » ou « matures », qui rapportent moins dans les pays développés mais sont plus prisés sur les marchés émergents. La cession des médicaments anciens a été actée chez GSK, qui cherche des repreneurs en Europe occidentale et en Amérique du Nord. « GSK monde est fortement centré sur l’innovation et nous misons sur la R&D, explique Patrick Desbiens, président de GSK France. C’est ce qui motive l’organisation à chercher des repreneurs pour des médicaments en décroissance. » Le groupe, qui a obtenu en 2013 l’approbation de 6 nouveaux médicaments en oncologie, dans les maladies respiratoires et contre le VIH, a une quarantaine de molécules en phases 1 et 2. « Nous avons trois grands piliers : les médicaments pour les maladies respiratoires, qui constituent un socle important pour le groupe et pour lesquels nous voulons renforcer notre leadership, les vaccins et le VIH », souligne Patrick Desbiens. Les vaccins sont effectivement un vecteur de croissance, notamment dans les pays émergents, et ont fait l’objet de transaction. GSK a ainsi acquis les vaccins de Novartis et Pfizer a fait de même avec Baxter.

La santé animale est un autre secteur où les transactions sont importantes. Novartis, numéro un mondial devant Pfizer, a ainsi annoncé en avril 2014 la cession de ses activités vétérinaires à Lilly pour se concentrer sur le développement de nombreuses nouvelles molécules (33), notamment dans l’oncologie avec le rachat des produits de GSK dans ce domaine. La finalisation de ces transactions n’interviendra cependant qu’en 2015. Lilly deviendrait ainsi leader dans la santé animale, alors que Novartis conforterait son « leadership par l’innovation scientifique », comme l’indique le communiqué de presse du groupe suisse sur ses résultats financiers au premier trimestre 2014. Les biotechnologies sont aussi visées par ces mouvements de cessions et d’achats. Roche a par exemple acquis fin août InterMune, une biotech américaine, pour 8,3 Md€. « La part des biotechnologies sur les marchés est en train d’augmenter. En 2013, 45 produits sur 100 étaient biotechnologiques ou des biosimilaires, ce qui représentait 22 % des médicaments. En 2020, ce pourcentage devrait s’élever à 27 % », note Anne-Christine Marie.

Les fusions-acquisitions ne sont pas les seuls moyens de parvenir à cet objectif : échanges d’actifs (l’oncologie de GSK contre les vaccins de Novartis), partenariats ciblés, création de joint-venture dans certains secteurs (GSK et Novartis dans le domaine de la santé familiale avec l’objectif d’être la première entreprise au monde dans ce domaine) font aussi partie de la panoplie des groupes. « Dans un monde où la rentabilité est moins certaine et la R&D de plus en plus chère, les stratégies des groupes tendent de plus en plus vers le partage de risque dans le cadre des développements de nouvelles molécules », observe Mathieu Wallich Petit.

Il n’est alors guère étonnant que les patrons des secteurs de la santé soient optimistes pour 2014. Selon une étude de PwC*, 90 % des dirigeants se disent confiants ou très confiants dans la croissance de leur chiffre d’affaires dans les 3 ans à venir. Ils sont aussi 53 % à envisager de nouer une alliance stratégique ou une joint-venture (soit 9 points de plus que la moyenne dans les autres secteurs d’activité). Les mouvements dans le secteur ne sont pas prêts de s’arrêter…

* Etude réalisée auprès de 119 dirigeants du secteur pharmaceutique et des sciences de la vie, et de 81 dirigeants du secteur de la santé, entre septembre et décembre 2013.

Philippe Géhin, vice-président d’AstraZeneca France

« Aucun laboratoire n’a de position dominante pérenne »

AstraZeneca a été visé par une OPA de Pfizer. Que vous avez refusée. Quelle est votre stratégie ?

Nous tenons à notre indépendance. AstraZeneca est 8e dans le top-10 mondial des groupes pharmaceutiques. La tentative d’acquisition de Pfizer avait été faite dans une optique financière, AstraZeneca disposant en outre d’un porte-feuille produits séduisant car ceux-ci vont arriver sur le marché d’ici trois à cinq ans. Il s’agissait donc pour ce laboratoire d’acheter un futur, l’argent permettant d’acheter du temps. Fusionner n’est pas dans notre stratégie. AstraZeneca a choisi de se concentrer sur quelques aires thérapeutiques, importantes en termes de santé publique, dans le monde entier. Nous avons trois priorités stratégiques : l’oncologie, les maladies cardiovasculaires et du métabolisme, les maladies respiratoires et inflammatoires. S’il se présente des possibilités de développement dans ces domaines, nous n’hésitons pas à acquérir des expertises ou à nouer des partenariats privés ou publics. AstraZeneca fait partie des rares laboratoires à n’être présents que dans le domaine des médicaments éthiques. Avec l’arrivée des génériques à l’échéance des brevets, nous sommes condamnés à trouver sans cesse de nouvelles molécules.

Beaucoup de laboratoires se recentrent sur certaines aires thérapeutiques ou certains segments de marché. Va-t-on vers moins de concurrence ?

Je ne pense pas qu’il y ait moins de concurrence qu’auparavant. Certains secteurs ont été désertés, faute de besoins médicaux. En revanche, de nombreux laboratoires se sont tournés vers de nouveaux domaines, l’oncologie, importante cause de mortalité en France, en est un exemple. La concurrence est bien présente et aucun laboratoire n’a de position dominante pérenne. Cela peut être possible à un moment donné, à titre d’exemple AstraZeneca a une avance technologique sur les vaccins antigrippaux pour les enfants. En fait, on assiste au niveau mondial à une redistribution des cartes. Il y a aujourd’hui deux éléments nouveaux : les génériqueurs qui apparaissent dans le top-20 des laboratoires en termes de chiffre d’affaires, et l’émergence de sociétés de taille modeste situées sur des marchés de niche.

Comment s’inscrit la France dans ce cadre ?

Si les aires thérapeutiques prioritaires sont en France les mêmes qu’à l’international, le choix géographique des investissements en R&D se fait aussi en fonction des politiques gouvernementales. Il y a une véritable concurrence entre les pays, ainsi qu’entre les filiales pour attirer ces investissements. Les défis d’un laboratoire aujourd’hui sont de pouvoir investir en R&D et de valoriser les nouvelles molécules dans un environnement où les budgets contraints rendent ces démarches plus difficiles. Les nouveaux marchés émergents, en dehors de l’Europe, constituent certes des relais de croissance mais n’oublions pas que dans certains pays européens, l’Italie et l’Espagne, l’industrie pharmaceutique a été éradiquée. En France, chaque année, le médicament est mis à contribution. Les prix baissent : en 2014 et en 2015, un médicament d’AstraZeneca sur deux aura vu son prix diminuer.

La chaîne du médicament inclut la pharmacie. Quelle est votre vision du rôle du pharmacien ?

De même que les médecins doivent avoir la liberté de prescrire, je suis fermement convaincu que les pharmaciens doivent avoir le monopole du médicament. Notre système de distribution ne doit pas être remis en cause. En France, l’accès aux médicaments est bon. Les pharmaciens sont et doivent rester des conseillers et pas seulement des dispensateurs. Les médicaments d’AstraZeneca s’adressent à des patients chroniques où l’observance est essentielle. Le rôle du pharmacien est également important par ses conseils pour des pathologies graves. Une rémunération de ces conseils me paraît appropriée ; si l’argent permet d’acheter du temps, le temps n’est-il pas aussi de l’argent ?

PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE ALÈS